18 novembre 2016

Qu'est-ce qu'une chose ?

Texte d'un cours de 1935-36 publié en 1962, Qu'est-ce qu'une chose ? est le commentaire d'un passage, que Heidegger tient pour central, de ''l'oeuvre maîtresse'' de Kant. L'introduction (le premier quart du livre) me semble plus intéressante et plus lisible que le commentaire lui-même. Il y rapporte une anecdote sur Thalès tirée d'un dialogue de Platon : un jeune servante s'était esclaffée parce qu'il était tombé dans un puits : celui qui cherchait à obtenir la connaissance des choses célestes n'avait pas la connaissance minimale des choses quotidiennes.

Puis il distingue 3 sens du mot chose : 1. les choses au sens courant : pierre, outil, arbre (et il ajoute curieusement dans cette liste les animaux : lézard et guêpe -irait-il jusqu'à tenir les chiens, les chevaux et les chimpanzés pour des choses ? ) ; 2. les choses plus abstraites (les nombres, le courage...) ; 3. tout ce qui précède et en plus tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, est un quelque chose et n'est pas rien.
Et il précise qu'il s'en tiendra au premier sens, pour éviter les railleries de la servante. Mais plus on avance dans le livre, plus on s'éloigne des choses concrètes, plus on dérive vers un conceptualisme hors-sol et une perte du contact avec la réalité. Alors que l'introduction est tout à fait intelligible, on arrive à la fin du livre à des paragraphes de ce style :
Les principes sont des règles conformément auxquelles se forme l'ob-stase de l'objet pour le représenter humain. Les axiomes de l'intuition et les anticipations de la perception concernent à un double point de vue la possibilisation de l'être-vis-à-vis d'un vis-à-vis : d'une part au point de vue de l'en-quoi de ce qui a caractère de vis-à-vis, et d'autre part au point de vue de la quiddité du vis-à-vis.
Là, je crois entendre le rire de la servante.
Le passage de l'introduction (et en fait de tout le livre) qui m'a le plus frappé se trouve dans le chapitre consacré à l'espace et au temps (A, 5) :
Lors de l'interrogation sur l'espace, il semblait s'offrir encore quelque perspective de le trouver dans la chose même. Avec le temps ceci n'est même pas le cas. Le temps s'écoule par-dessus les choses, comme le torrent par-dessus les galets. Peut-être même d'une manière un peu différente, car le mouvement de l'eau dérange les pierres qui se heurtent et s'usent les unes contre les autres. Mais le flux du temps laisse les choses tout à fait intouchées. Que maintenant le temps courre de 5 h 15 jusqu'à 6 h cela ne fait rien à la craie. Il est vrai que nous disons : ''avec'' le temps, et ''dans le cours'' du temps les choses changent. La fameuse ''dent''' du temps doit ''ronger'' même les choses. Que les choses changent dans le cours du temps, on ne peut le contester. Mais quelqu'un observa-t-il jamais comment le temps ronge les choses, c'est-à-dire d'une manière générale comment il s'y prend avec elles ?
En face de la phrase sur la craie, j'ai écrit faux. Qu'un philosophe qui passe pour important puisse avoir une perception si obtuse de la réalité m'a sidéré. D'autres philosophes ont eu l'oeil plus perçant : Nietzsche par exemple, ou Bergson. Il est singulier qu'il cite quelques pages plus loin La Volonté de Puissance, où Nietzsche affirme que nous ne sommes pas assez subtils pour apercevoir l'écoulement probablement absolu du devenir ; le permanent n'existe que grâce à nos organes grossiers qui résument et ramènent les choses à des plans communs, alors que rien n'existe sous cette forme. L'arbre est à chaque instant une chose neuve [...] (Livre II, 299 ; cf aussi II, 298 : l'oxygène n'est à aucun moment ce qu'il était au moment précedént, c'est un corps nouveau, tr. Bianquis, TEL Gallimard, 1995).
Quant à Bergson, on lui doit cette formule : le changement ininterrompu que nous appelons une ''chose'' (La Pensée et le Mouvant, PUF, p.162). Pour lui non seulement les choses changent de façon continue, mais le changement est substantiel, il est l'essence même de la réalité. Gilles Deleuze résumait ainsi Bergson (dans un texte repris dans L'Ile déserte) : le temps réel est altération, et l'altération est substance.
Le bon sens ou l'intuition de Heidegger lui disent que son affirmation sur la craie n'est pas satisfaisante : Il est vrai que nous disons : ''avec'' le temps, et ''dans le cours'' du temps les choses changent. La fameuse ''dent''' du temps doit ''ronger'' même les choses. Que les choses changent dans le cours du temps, on ne peut le contester. Mais son intuition ne va pas bien loin : il ne voit pas que ce n'est pas seulement dans le cours du temps, d'une année sur l'autre, d'un jour à l'autre ou d'un instant à l'autre, mais sans cesse que les choses changent : toute matière se modifie à chaque instant. La craie n'est à aucun moment ce qu'elle était au moment précedent, elle est à chaque instant une chose neuve.
La question finale me semble être le meilleur du livre :
Mais quelqu'un observa-t-il jamais comment le temps ronge les choses, c'est-à-dire d'une manière générale comment il s'y prend avec elles ?
Mais elle est mal posée. Car ce n'est pas le temps qui ronge les choses, ce sont des phénomènes physiques qui les altèrent sans cesse. Le temps conçu comme arène absolue où se déroulent les choses n'est qu'une abstraction, qu'une idéalité. On croit que cette idéalité a une existence réelle, que dans un univers sans matière le temps continuerait à couler, qu'il n'y a pas de lien consubstantiel entre la matière et le temps, de sorte qu'on pense que le flux du temps laisse les choses tout à fait intouchées. Et on se demande comment ce temps abstrait, sans lien avec la matière, peut altérer la matière, comment une dimension si abstraite affecte les choses. Il faudrait plutôt poser la question ainsi : quelqu'un observa-t-il jamais les phénomèmes physiques qui font que les choses changent sans cesse ? On a plus de chance de trouver des réponses à cette question du côté des physiciens que du côté des philosophes. Heidegger connaissait les découvertes de la physique du premier tiers du XX° siècle : il cite dans le livre Eddington, Bohr et Heisenberg. Du premier il évoque la fameuse distinction entre les deux tables (A. 4) :
Le physicien et astronome anglais Eddington, parlant de sa table, dit que toute chose de cette sorte, table, chaise, etc. a un sosie, un double. La table n°1 est la table connue depuis l'enfance. La table n° 2 est la ''table scientifique''. Cette table scientifique, c'est-à-dire la table que la science détermine dans sa choséité, ne se compose pas de bois, mais se compose pour la plus grande part d'espace vide ; dans ce vide sont semées çà et là des charges électriques qui vont et viennent brusquement à grande vitesse.
Heidegger évoque ici un passage de The Nature of the Physical World (1927). L'édition française de 1929 le traduit ainsi : Ma table scientifique est faite pour la plus grande part de vide. Répandues de façon clairsemée dans ce vide, on trouve de nombreuses charges électriques qui courent çà et là avec une grande vitesse (numerous electric charges rushing about with great speed); mais leur masse combinée revient à moins d'un billionième de la masse de la table.
Et le texte se poursuit ainsi :
Malgré sa construction étrange, elle se révèle être une table tout à fait performante. Elle supporte le papier sur lequel j'écris de façon aussi satisfaisant que la table n° 1 ; car quand je pose le papier sur elle, les petites particules électriques avec leur vitesse impétueuse continuent à frapper le dessous de la feuille, de sorte que le papier est maintenu à la façon d'un volant à un niveau à peu près constant. Si je m'appuie sur cette table, je ne passerai pas à travers ; ou, pour être tout à fait exact, la probabilité pour que mon coude scientifique passe à travers ma table scientifique est si excessivement faible qu'elle peut être négligée dans la vie pratique.

Heidegger connaissait au moins deux des multiples phénomènes physiques qui modifient sans cesse les choses : celui indiqué par Eddington et celui qu'il signale lui-même : le mouvement de l'eau dérange les pierres qui se heurtent et s'usent les unes contre les autres. Mais ces éléments -surtout le premier- n'ont aucune incidence sur sa réflexion et son intuition de la réalité. Il ne fait pas le lien entre sa craie et la table d'Eddington. Il en reste au stade de la craie n°1. Les électrons sont en mouvement constant, et par conséquent -à ne considérer que ce seul aspect physique : il y en a d'autres- la craie n'est pas un seul instant la même. La craie ou la table de 5 h 16 -et même de 5 h 15 01- ne sont plus les mêmes que celles de 5 h 15 : il y a en elles quelque chose de physiquement nouveau.

Bergson en revanche était d'emblée passé au stade n°2, il avait intégré les données de la physique de l'époque -avec aisance et même avec plaisir, y voyant une confirmation de son intuition : Déjà la science physique nous suggère cette vision des choses matérielles. Plus elle progresse, plus elle résout la matière en actions qui cheminent à travers l'espace, en mouvement qui courent çà et là [l'emploi de cette expression laisse à penser qu'il avait également lu Eddington] comme des frissons, de sorte que la mobilité devient la réalité même. Sans doute la science commence par assigner à cette mobilité un support. Mais, à mesure qu'elle avance, le support recule ; les masses se pulvérisent en molécules, les molécules en atomes, les atomes en électrons ou corpuscules : finalement, le support assigné au mouvement semble bien n'être qu'un schéma commode, simple concession du savant aux habitudes de notre imagination visuelle. La table ordinaire, celle que saisit notre perception habituelle, est aussi, vue à une autre échelle, une immensité mouvante : Que deviendrait la table sur laquelle j'écris en ce moment si ma perception, et par conséquent mon action, était faite pour l'ordre de grandeur auquel correspondent les éléments, ou plutôt les événements, constitutifs de sa matérialité ? Mon action serait dissoute ; ma perception embrasserait, à l'endroit où je vois ma table, et dans le court moment où je la regarde, un univers immense et une non moins interminable histoire. Il me serait impossible de comprendre comment cette immensité mouvante peut devenir, pour que j'agisse sur elle, un simple rectangle, immobile et solide (La Pensée et le Mouvant, p.165 et 62). La table -ou tout objet matériel. Heidegger ne connaît que la craie qui d'une heure à l'autre semble inerte, immobile et solide. Bergson la complète par la craie n°2, celle qui, dans le court moment où je la regarde, connaît une interminable histoire.

5 novembre 2016

Peindre l'impossible : Munch, Hodler, Monet -et Constable

(A propos de l'exposition du Musée Marmottan, sept 2016-janv 2017)



La pauvreté inerte et plus ou moins terne de la peinture me semble toujours loin de la richesse mouvante et étincelante du réel. Le Soleil de Munch, l'eau et les herbes sous la Barque de Monet manquent non seulement d'activité et d'éclat, il leur manque aussi cette propriété merveilleuse de la réalité physique de se renouveler sans cesse. Le rayonnement solaire est sans cesse un rayonnement neuf, l'eau n'est pas seulement mobile, elle aussi est sans cesse neuve, sans cesse fraîche -quelle que soit la quantité d'impuretés et de polluants qu'elle contienne. Tout ce qui est matériel : les arbres, l'air, le sol et la roche, etc -tout se renouvelle sans cesse. Tout est neuf à chaque instant, tout est neuf sans répit. Dire que le temps passe, est-ce dire autre chose que le réel est sans cesse nouveau ? Munch voulait rendre le soleil et Monet des choses impossibles à faire : de l’eau avec de l’herbe qui ondule au fond… c’est admirable à voir, mais c’est à rendre fou de vouloir faire ça. Ce que voulait rendre Constable, quelques décennies avant eux (1776-1837), c'était cette fraîcheur matérielle. Le chapitre consacré à La vision naturaliste par Kenneth Clark dans L'Art du paysage, et des passages de la correspondance de Constable vont dans ce sens. On ne voit véritablement ses tableaux qu'avec ces éléments à l'esprit.
Kenneth Clark évoque ce qu'il appelait ''le clair-obscur de la nature'', expression qui revient souvent dans ses lettres, et d'après les contextes, on peut voir qu'il désigne par là deux phénomènes différents. Il y voyait d'abord le scintillement de la lumière, ''brises, rosées, fraîches floraisons, qu'aucun peintre au monde n'a encore jamais bien rendues sur sa toile''. C'est un des aspects que l'on tient pour les plus originaux de son oeuvre ; les techniques qu'il y employa, touches séparées et petites zébrures de blanc pur au couteau, eurent une influence décisive sur la peinture française. Mais en parlant de ''clair-obscur de la nature'', Constable voulait dire aussi qu'un jeu théâtral de l'ombre et de la lumière devait faire le fond de toute composition de paysage, et dire la tonalité du sentiment où la scène avait été peinte. [...] C'est ce sens de l'unité dramatique, comme le goût de la fraîcheur de la nature qui distingue Constable de ses contemporains (Gérard Monfort éditeur, 1994).
Clark cite ici une lettre célèbre de Constable, dans la version qu'en donnait C. R. Leslie dans sa biographie classique, Memoirs of the Life of JC (1845, édition Phaidon, 1995, p. 186). Le texte original, tel qu'on le trouve dans les six volumes de la Constable's Correpondence (Suffolk Records Society, 1962-1968, vol 3, p. 96) diffère légèrement. Il s'agit d'une lettre à Leslie datant de 1833 : It is time, at 56, to begin, at least, to know ''oneself'', -and I do know what I am not, and your regard for me has at least awakened me to believe in the possibility that I may yet make some impression with my "light" -my "dews" -my "breezes" -my bloom and my freshness -no one of which qualities has yet been perfected on the canvas of any painter in the world.
Il est temps, à 56 ans, de commencer, au moins, à se connaître ''soi-même'', et je sais ce que je ne suis pas, et l'estime que vous me témoignez m'a au moins porté à croire à la possibilité que je puis encore faire impression avec ma ''lumière'' -mes ''rosées'' -mes ''brises'' -mon efflorescence et ma fraîcheur -qualités dont aucune n'a encore été parfaitement rendue sur la toile d'aucun peintre au monde.
Dans le chapitre 5 de sa biographie, Leslie, cite une lettre de Constable à sa femme datée de mai 1819 (Phaidon, 1995, p. 63) :
Everything seems full of blossom of some kind and at every step I take, and on whatever object I turn my eyes, that sublime expression of the Scriptures, ''I am the resurrection and the life'', seems as if uttered near me.
Tout semble plein d'une sorte de floraison et à chaque pas que je fais, et sur quelque objet que je tourne les yeux, cette expression sublime des Ecritures, ''Je suis la résurrection et la vie'', semble comme prononcée près de moi.

Le mot blossom, dans cette phrase, ne peut avoir qu'un sens figuré : il s'applique à everything (donc pas seulement aux végétaux), et il est caractérisé par of some kind. D'autre part il emploie le verbe seems : quand un arbre est en fleurs, on ne dit pas qu'il semble en fleurs. Mais là encore Leslie a pris des libertés avec l'original. La Constable's Correspondence (vol 2, p. 246) porte :
Every tree seems full of blossom of some kind & the surface of the ground seems quite lovely -every step I take & on whatever object I turn my eye that sublime expression in the Scripture ''I am the resurrection & the life'' &c, seems verified about me. Il parlait donc des arbres. Mais on retrouve l'expression of some kind et le verbe seem. Et on whatever object. Il parle moins de la floraison printanière que d'une autre floraison, -de la fraîcheur de chaque objet naturel. L'idée de résurrection, en mai, appliqué au végétal, se comprend. Mais appliqué à whatever object : donc au sol, aux cours d'eau, à une pierre, à une souche morte ? Ce qu'il appelait blossom of some kind, c'est la fraîcheur, la nouveauté sans répit de tout objet matériel. 

Golding Constable's Kitchen Garden
 

Les mots fresh ou freshness apparaissent régulièrement dans la biographie de Leslie, notamment dans le chapitre 7 : un ami peintre le trouve excessif in the modes he adopted to obtain this quality. Dans le chapitre 8 : en 1824, plusieurs de ses toiles sont exposées au Salon de Paris, dont The Haywain, et frappent les esprits (en particulier Delacroix) : un correpondant lui rend compte du Salon et évoque the freshness of your pictures. Dans le texte qui accompagne une série de gravures de ses tableaux (English Landscape), Constable écrit qu'il souhaite accroître l'intérêt pour et promouvoir l'étude des paysages ruraux de l'Angleterre, dans tout ce qu'ils peuvent avoir d'attachant, même dans ses localités les plus modestes ; de l'Angleterre avec son climat d'une fraîcheur plus que printanière (of England with her climate of more than vernal freshness). Qu'entendait-il par more than vernal freshness sinon ce qu'on lit déjà dans blossom of some kind ?
Dans la John Constable's Correspondence, on trouve aussi ce mot sur Ruysdael (dont le nom apparaît souvent dans la biographie de Leslie) : Le graveur Reynolds me dit que ma ''fraîcheur'' dépasse la fraîcheur de tous les peintres qui ont jamais vécu -car à mon piquant de ''couleur'' j'ai ajouté de la ''lumière'' : Ruysdael (le plus frais de tous) et Hobbema étaient noirs (lettre à Fisher, 17 nov 1824, vol 6 p. 181).
Très significative de l'intensité de sa perception du dehors physique me semble cette remarque, faite alors qu'il revient du Suffolk (sa région natale, connue sous le nom de Constable Country) en juillet 1831 : Rien ne peut dépasser la beauté de la campagne ; elle fait apparaître les tableaux comme de tristes faux-semblants, même ceux où la nature est le mieux saisie (Leslie, chapitre 12. Remarques semblables dans les chapitres 14 et 15). C'est avec ce jugement iconoclaste en tête qu'il faut regarder ses tableaux -ou plutôt qu'il faut parvenir à la perception qu'il avait de la nature, ses tableaux n'en étant qu'un témoignage secondaire. On peut penser qu'il s'appliquait aussi à lui-même cette observation de l'une de ses conférences sur la peinture de paysage : Il ne fait pas de doute que les plus grands peintres ne considéraient leurs meilleurs efforts que comme des expériences, et peut-être des expériences qui avaient échoué si on les compare à leurs espérances, leurs souhaits, et à ce qu'il voyait dans la nature (Leslie, chap 18). On retrouve le même iconoclasme chez un artiste du XX° siècle : Giacometti, dans ses entretiens radiophoniques, disait ainsi : Maintenant, je trouve tout ce qui existe -ce tabouret, les arbres, n'importe quoi- mille fois plus beau que les oeuvres d'art. Ou : Moi, les photos, je les vois pas (Entretien avec Pierre Dumayet repris dans Ecrits, Hermann, 1990, et entretien du 16 avril 1957 avec Georges Charbonnier : des peintres abstraits sortent leur portefeuille pour lui montrer une photo de leur femme et de leurs enfants : il leur reproche d'y voir une représentation valable de la réalité).

4 novembre 2016

Manifeste matinal

La sorte d'oeuvre rafraîchissante dont je veux m'accroître : intensifier la perception de cette âpre fraîcheur physique du dehors, de cette qualité active, ardente, frémissante, corrosive, du réel matériel : ce qui crépite presque visible dans les vagues transparentes du soleil matinal, pas seulement chaque jour nouveau, selon le mot d'Héraclite, mais toujours nouveau continuellement, ce qui de nuit encore, ce qui sans répit altère l'air et la roche et les arbres, tout ce qui est matériel.

Intensifier en soi -par surcroît d'attention, de qui-vive- cette rumeur d'eau courante de l'incessant renouvellement du réel physique. 



Multiplier mon arbre sensoriel, surramifier dans le crâne ce pommier de fraîcheur : qu'y circulent et fraient et croissent les sucs de la nouveauté matérielle incessante.

On pourrait appeler poïétique ce travail de production d'une grande conscience sensorielle. Car il ne s'agit pas de produire des poèmes, modalité de création que je tiens pour secondaire, mais, selon le programme de Thoreau, dans la formulation matinale de Walden, de transformer la qualité du jour. Cette poïétique, je la qualifie de matinale, car le matin est le moment du jour où le monde nous apparaît avec une certaine qualité de nouveauté physique. Or avec un minimum d'attention, chacun découvrirait que cette nouveauté est continuelle : jour et nuit, le monde est matinal. Thoreau :

Pour celui dont la pensée vigoureuse et flexible suit le soleil dans sa course, le jour est un perpétuel matin. [...] Le matin, c'est lorsque je m'éveille, lorsque l'aube est en moi. La réforme morale est l'effort que l'on fait pour rejeter le sommeil. [...] Des millions d'entre eux sont assez éveillés pour leurs tâches matérielles, mais un seul sur un million est assez éveillé pour un effort intellectuel fécond, un seul sur cent millions pour mener une vie poétique ou divine. [...] Je ne connais rien d'aussi encourageant que cette indéniable capacité chez l'homme d'élever sa vie par un effort conscient. C'est quelque chose de pouvoir peindre tel tableau ou de sculpter telle statue, et de créer ainsi quelques beaux objets ; mais il est bien plus glorieux de sculpter et de peindre l'atmosphère même et la matière que nos regards traversent, ce que moralement nous sommes capables de faire. Transformer la qualité du jour, c'est là le plus noble des arts (Walden, chap 2, trad. Landré-Augier, Aubier. Sa formulation est ambiguë : ce n'est pas la qualité du jour, c'est-à-dire la qualité du monde, qu'il faut transformer, c'est notre perception du monde qu'il faut affiner. On ne peut guère agir sur le monde, mais on peut agir sur soi, sur sa propre vie et en particulier sur son attention au monde physique).

La question de la communication (verbale ou autre) de mon expérience, de ma perception du monde physique, est secondaire. Ce qui m'importe, c'est cette expérience perceptive : la cultiver, la travailler, l'intensifier. La communication est une retombée. Distinguer la poïétique, première, et la poétique, seconde. Ce qui m'importe, c'est ma conscience, c'est le gouffre de mes perceptions -le passage de la fraîcheur.

Découvrir, percevoir cette fraîcheur physique, c'est aborder une autre terre, sans cesse nouvelle, c'est toucher le lit, la source, la corne d'abondance ! Je pense à ces mots de Maître Eckhart :

L'homme qui a ainsi renoncé aux choses dans leur forme la plus basse où elles sont quelque chose de mortel, il les reçoit de nouveau en Dieu, où seulement elles sont quelque chose de réel : tout ce qui, ici, est mort, est, là, vie, et tout ce qui, ici, est grossièrement palpable, est là, en Dieu, esprit (Oeuvres de Maître Eckhart, Tel Gallimard, 1987, p. 113).

Esprit : souffle, -fraîcheur. Dans la nature, tout objet est neuf, sans cesse neuf, absolument neuf. -Un vieil arbre -mais sa matière est sans cesse nouvelle, sa vieillesse n'est que biologique. Sa biologie est vieille, mais sa physique est toujours jeune, toujours nouvelle. Tout ce qui, ici, dans la perception ordinaire, paraît vieux, est là, dans cette perception plus aiguë, neuf. J'aime entre tous ce fragment de Nietzsche où il écrit que l'arbre est à chaque instant une chose neuve.

Qu'on sorte dehors, qu'on renouvelle en soi, glaive rouillé qui étincelle sous la morsure de l'air vif, ou plutôt qu'on produise, qu'on crée en soi l'attention à la fraîcheur des pierres, des arbres, de l'air, qu'on ouvre grand sa faculté de percevoir : toute la terre et les corps sont parcourus de ce torrent, -continûment altérés, traversés, rafraîchis. De flexueux réseaux perceptifs se tissent dans le cortex pour mieux capter ce qui apparaît à chaque fois -à chaque nouvelle prise sensorielle- comme ce feu héraclitéen toujours vivant, comme cette âpre fraîcheur, cette nouveauté physique continue de tout l'espace terrestre.

4 octobre 2016

Un objet sans cesse neuf

Magie d'un objet qui aurait la propriété merveilleuse de se renouveler sans cesse, d'être toujours neuf. Une voiture par exemple, ou une paire de gants -non pas une jolie paire de cérémonie, qu'on ne porte qu'une fois, mais une paire ordinaire, de gros gants de cuir dont on se sert fréquemment et sans ménagement pour casser du bois ou pour jardiner- qui serait toujours neuve, non seulement d'une année sur l'autre, mais d'une génération à l'autre, et qu'on se transmettrait dans la famille depuis cent, depuis mille générations, et qui serait toujours souple et solide, inusable, intacte, -absolument neuve. Cet objet existe. Il ne se trouve pas dans les contes, ce n'est pas un accessoire des fées. Cet objet, c'est la nature, l'ensemble de la réalité matérielle qui nous entoure et dont nous sommes nous-mêmes une manifestation. Le moindre petit jardin est un temple à ciel ouvert -un temple hypèthre, comme dirait Thoreau (dans La Vie sans principes)- où l'on peut rendre un culte au dieu du nouveau, -au dieu de la matière qui se renouvelle sans cesse.


Un arbre mort sur une hauteur, ou un morceau de bois flotté sur le rivage peuvent nous frapper par leur beauté et leur intensité. Du point de vue de la perception ordinaire (celle qui ne saisit de la réalité qu'une ''simplification pratique'', selon la formule de Bergson dans la fameuse digression du chapitre 3 du Rire : Quel est l'objet de l 'art ?), ce sont de vieux objets morts. Vieux et morts : sur le plan biologique, ce n'est guère contestable. Mais sur le plan physique ? Il me semble que la notion de vieillissement n'a de sens que dans la sphère biologique, et qu'une particule n'a les propriétés d'une particule qu'autant qu'elle est aussi active et énergique, aussi neuve qu'à la première seconde. Un arbre mort est objet physiquement neuf à chaque instant, et, pour le moins, un objet à chaque instant actif, puisque les électrons sont en mouvement constant autour du noyau, que les noyaux s'agitent en permanence, et qu'au sein des noyaux les quarks vibrionnent. Existe-t-il des électrons qui se traînent, -fatigués, ridés, rouillés, frappés par le vieillissement ? Ou faut-il penser qu'un électron ne demeure électron -et plus généralement qu'une particule ne demeure telle- que s'ils restent absolument neufs à chaque instant ? Selon les physiciens, les électrons et autres particules sont strictement identiques (cf par exemple Jean-Marc Lévy-Leblond, De la matière, Seuil, 2006, chapitre 1, qui cite Peter Pesic, Seeing Double, MIT, 2002). Faut-il s'interdire d'en conclure qu'il n'y a ni jeunes ni vieilles particules -puisqu'elles sont toutes identiques ? Qu'elles sont toujours dans l'état propre aux particules de leur espèce, vives et neuves comme à la première seconde ?

La nature donne une incessante impression de fraîcheur, d'intense nouveauté physique -comment en rendre compte si la matière n'est pas à chaque instant neuve ? Une chose est certaine : percevoir cette fraîcheur est toujours une joie, gratuite, inépuisable, et qu'on peut s'offrir partout et à chaque instant -ou plutôt pourrait : car l'empire du bruit et des pollutions diverses est parfois tel qu'il perturbe sérieusement notre perception de la réalité matérielle -mais sans jamais altérer la propriété que semble avoir cette réalité de se renouveler sans cesse : polluée ou non, la nature est un objet sans cesse neuf.

17 septembre 2016

Giacometti : ''Moi, les photos, je les vois pas''.

A des peintres abstraits qui lui montraient des photos de leurs femmes et de leurs enfants, Giacometti répondit qu'il se demandait bien ce qu'ils voulaient lui faire voir : ''Moi, les photos, je les vois pas''. Il leur reprochait de considérer la photo comme une ''présentation valable'' de la réalité (entretien avec Georges Charbonnier, 16 avril 1957, cf You tube : Alberto Giacometti -Entretiens, 1953 et 1957 : 10.44 ; entretien retranscrit dans Le Monologue du peintre, Paris, Julliard, 1959).
Le reflet photographique d'un objet naturel est statique, inerte, dénué de toute activité physique. L'objet réel est sans cesse actif et sans cesse changeant, même une pierre, une bûche de chêne ou un morceau de fer rouillé. Son être réel est davantage dans cette activité, dans cette nouveauté matérielle continuelle que dans le reflet fixe enregistré par l'appareil.
J'ai abandonné le dessin et la photo précisément parce qu'ils ne peuvent pas saisir l'élément le plus intéressant d'un paysage ou d'un objet quelconque : sa nouveauté physique incessante. La seule nouveauté physique d'une image (dessin, tableau, photo papier ou numérique) est celle de son support matériel.
De sorte que devant une photo, j'ai en tête l'idée que ce que je vois n'est pas fixe et inerte -que le reflet est fixe et inerte, mais que la réalité est toujours activement, intensément neuve et fraîche -et cette idée est réjouissante car elle me rappelle le fait toujours réjouissant de la fraîcheur continuelle de la nature. Je me souviens d'une séance de cinéma (du temps où j'étais étudiant, phase au cours laquelle on tombe dans une cinéphilie plus ou moins bêtasse comme on tombe généralement dans tous les panneaux) : les scènes extérieures -paysage du sud, sable, roche, soleil- me semblaient si intenses que l'intrigue et les personnages perdirent tout intérêt. L'important n'était plus la fiction, c'était l'extraordinaire éclat de ce paysage. Il ne s'agissait plus d'un film, c'était des images d'un phénomène naturel : la lumière solaire sur les feuilles et l'écorce des arbres, sur les pierres, sur le sol, des images de leur perpétuelle nouveauté. Le cinéaste avait saisi l'événement incessant de la nouveauté physique de la nature, mais sans voir autre chose qu'un cadre extérieur, qu'un fait secondaire, le fait premier était pour lui la fiction, pas la réalité matérielle stupéfiante de ce monde. Ce que je voyais n'était pas la réalité -la réalité qu'on perçoit sur place-, ce n'était que son reflet inerte, mais c'était suffisant pour ôter tout intérêt à l'histoire. Devant le buisson ardent -ou dans un cinéma, devant un reflet du buisson ardent, qu'a-t-on à faire d'une vague fiction ?

9 septembre 2016

Braises

Quand on perçoit cette fraîcheur, on voit tous les objets naturels (écorces, feuilles, fleurs, eau, air, pierres, terre, etc.) comme des braises, car comme les braises, comme les flammes, ils sont sans cesse actifs, sans cesse ardents, sans cesse nouveaux. Ou comme des pierres précieuses, vivantes, ardentes, respirantes. Existe-t-il de vieilles flammes ou de vieilles braises ? Et on les voit comme des braises parce qu'eux aussi sont physiquement neufs à chaque instant.

Pour Héraclite, le feu était l'élément fondamanental : tout s'écoule, et tout est feu. Un passage d'un livre de Karl Popper (Conjectures and Refutations, 1963) est particulièrement expressif : Il ne reste aucune stabilité dans le monde d'Héraclite. ''Tout s'écoule, et rien n'est en repos''. Tout s'écoule, même les poutres, le bois d'oeuvre, les matériaux de construction dont le monde est fait : la terre et les roches, ou le bronze d'un chaudron -tous s'écoulent. Les poutres pourrissent, la terre est lessivée et emportée, les roches mêmes se fendent et disparaissent, le chaudron de bronze se couvre d'une patine vert-de-gris : ''Toutes choses sont en mouvement tout le temps,... même si nos sens ne le perçoivent pas'', comme le disait Aristote. [...] De sorte qu'il n'y a pas de corps solides. Les choses ne sont pas réellement des choses, ce sont des processus, elles s'écoulent. Elles sont pareilles au feu, pareilles à une flamme qui, bien qu'elle puisse avoir une forme définie, est un processus, un courant de matière, un fleuve. Toutes choses sont des flammes : le feu est le seul matériau de construction de notre monde, et l'apparente stabilité des choses tient aux lois, aux mesures auxquelles sont assujettis les processus de ce monde.

Dans la philosophie d'Héraclite d'Ephèse, écrivait aussi Werner Heisenberg (dans Physics and Philosophy, 1958), le concept de Devenir occupe la première place. Il considérait ce qui est en mouvement, le feu, comme l'élément fondamental. [...] La physique moderne est d'une certaine façon extrêmement proche des idées d'Héraclite. Si on remplace le mot ''feu'' par le mot ''énergie'', on peut presque reprendre ses affirmations mot pour mot de notre point de vue moderne. L'énergie est en fait cette substance dont toutes les particules élémentaires, tous les atomes et par conséquent toutes choses, sont faits, et l'énergie est ce qui est en mouvement. L'énergie est une substance, puisque sa quantité totale ne change pas, et les particules élémentaires peuvent de fait être créées à partir de cette substance, comme on le voit dans de nombreuses expériences sur la création de particules élémentaires. L'énergie peut être changée en mouvement, en chaleur, en lumière et en tension. On peut tenir l'énergie pour la cause fondamentale de tout changement dans le monde.

Fouilles archéologiques d'Ephèse (photo Ad Meskens). 
Ce que je vois de plus important dans cette image (vue dans sa taille maximale), ce ne sont pas les vestiges : c'est la fraîcheur physique de tout ce qu'on voit : tout s'écoule sans cesse, tout est toujours physiquement neuf.



Dans les termes d'Héraclite : Ce cosmos, ni les dieux ni les hommes ne l'ont créé, mais il a toujours été et est et sera : un feu toujours vivant, s'allumant avec mesure et s'éteignant avec mesure.

''Parce qu'elle est fraîche''.

Qu'on ouvre la porte et sorte dehors (ou qu'on ouvre simplement une fenêtre) et quelque chose vous saisit, vous électrise, rafraîchissant regain de conscience : l'incessante nouveauté matérielle de la nature, son éclatante fraîcheur. A qui voulait savoir pourquoi il aimait le désert, Lawrence d'Arabie répondit : ''Parce qu'il est propre.'' Si on me demandait pourquoi j'aime la nature, je répondrais : ''Parce qu'elle est fraîche.'' Parce qu'elle a cette propriété merveilleuse entre toutes de se renouveler sans cesse. J'aime le granit et les mélèzes, les forêts, les rivières, le soleil, tel ou ou tel paysage, mais ce qui m'enchante avant tout, ce qui m'enchante le plus dans l'espace terrestre, ce n'est pas un objet particulier, pas un lieu, pas une partie, c'est leur intensité physique, leur éclat incessant de nouveauté matérielle -leur fraîcheur.
Cette fraîcheur est particulièrement perceptible le matin et au printemps, mais elle est en réalité incessante, elle est perceptible à toute heure, toute l'année et en tout lieu. Ce qui me frappe, c'est cette propriété extraordinaire et inexplorée (existe-t-il un seul livre ou un seul site spécifiquement consacré à ce sujet ?) qu'a la nature -la matière qui la constitue- d'être sans cesse neuve : la matière ne vieillit pas, elle se renouvelle sans cesse. 

La photo déborde du cadre, mais je la préfère en grand format. Elle ne manque pas de fraîcheur -il faudrait plutôt dire qu'elle la suggère, car la photo peut saisir les formes, les couleurs, les textures, mais elle ne saisit pas l'élément le plus vif et le plus énergique de la nature : sa nouveauté physique constante.    

On voit la nature avec un autre oeil quand on a la vive sensation qu'un galet, qu'une flaque d'eau, que les fleurs et les épines d'un ajonc, que l'écorce d'un épicéa, surtout sous le soleil, que le bleu du ciel sont des objets sans cesse frais, sans cesse neufs. C'est une source de joie constante, car c'est un phénomène incessant et partout perceptible.