18 novembre 2016

Qu'est-ce qu'une chose ?

Texte d'un cours de 1935-36 publié en 1962, Qu'est-ce qu'une chose ? est le commentaire d'un passage, que Heidegger tient pour central, de ''l'oeuvre maîtresse'' de Kant. L'introduction (le premier quart du livre) me semble plus intéressante et plus lisible que le commentaire lui-même. Il y rapporte une anecdote sur Thalès tirée d'un dialogue de Platon : un jeune servante s'était esclaffée parce qu'il était tombé dans un puits : celui qui cherchait à obtenir la connaissance des choses célestes n'avait pas la connaissance minimale des choses quotidiennes.

Puis il distingue 3 sens du mot chose : 1. les choses au sens courant : pierre, outil, arbre (et il ajoute curieusement dans cette liste les animaux : lézard et guêpe -irait-il jusqu'à tenir les chiens, les chevaux et les chimpanzés pour des choses ? ) ; 2. les choses plus abstraites (les nombres, le courage...) ; 3. tout ce qui précède et en plus tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, est un quelque chose et n'est pas rien.
Et il précise qu'il s'en tiendra au premier sens, pour éviter les railleries de la servante. Mais plus on avance dans le livre, plus on s'éloigne des choses concrètes, plus on dérive vers un conceptualisme hors-sol et une perte du contact avec la réalité. Alors que l'introduction est tout à fait intelligible, on arrive à la fin du livre à des paragraphes de ce style :
Les principes sont des règles conformément auxquelles se forme l'ob-stase de l'objet pour le représenter humain. Les axiomes de l'intuition et les anticipations de la perception concernent à un double point de vue la possibilisation de l'être-vis-à-vis d'un vis-à-vis : d'une part au point de vue de l'en-quoi de ce qui a caractère de vis-à-vis, et d'autre part au point de vue de la quiddité du vis-à-vis.
Là, je crois entendre le rire de la servante.
Le passage de l'introduction (et en fait de tout le livre) qui m'a le plus frappé se trouve dans le chapitre consacré à l'espace et au temps (A, 5) :
Lors de l'interrogation sur l'espace, il semblait s'offrir encore quelque perspective de le trouver dans la chose même. Avec le temps ceci n'est même pas le cas. Le temps s'écoule par-dessus les choses, comme le torrent par-dessus les galets. Peut-être même d'une manière un peu différente, car le mouvement de l'eau dérange les pierres qui se heurtent et s'usent les unes contre les autres. Mais le flux du temps laisse les choses tout à fait intouchées. Que maintenant le temps courre de 5 h 15 jusqu'à 6 h cela ne fait rien à la craie. Il est vrai que nous disons : ''avec'' le temps, et ''dans le cours'' du temps les choses changent. La fameuse ''dent''' du temps doit ''ronger'' même les choses. Que les choses changent dans le cours du temps, on ne peut le contester. Mais quelqu'un observa-t-il jamais comment le temps ronge les choses, c'est-à-dire d'une manière générale comment il s'y prend avec elles ?
En face de la phrase sur la craie, j'ai écrit faux. Qu'un philosophe qui passe pour important puisse avoir une perception si obtuse de la réalité m'a sidéré. D'autres philosophes ont eu l'oeil plus perçant : Nietzsche par exemple, ou Bergson. Il est singulier qu'il cite quelques pages plus loin La Volonté de Puissance, où Nietzsche affirme que nous ne sommes pas assez subtils pour apercevoir l'écoulement probablement absolu du devenir ; le permanent n'existe que grâce à nos organes grossiers qui résument et ramènent les choses à des plans communs, alors que rien n'existe sous cette forme. L'arbre est à chaque instant une chose neuve [...] (Livre II, 299 ; cf aussi II, 298 : l'oxygène n'est à aucun moment ce qu'il était au moment précedént, c'est un corps nouveau, tr. Bianquis, TEL Gallimard, 1995).
Quant à Bergson, on lui doit cette formule : le changement ininterrompu que nous appelons une ''chose'' (La Pensée et le Mouvant, PUF, p.162). Pour lui non seulement les choses changent de façon continue, mais le changement est substantiel, il est l'essence même de la réalité. Gilles Deleuze résumait ainsi Bergson (dans un texte repris dans L'Ile déserte) : le temps réel est altération, et l'altération est substance.
Le bon sens ou l'intuition de Heidegger lui disent que son affirmation sur la craie n'est pas satisfaisante : Il est vrai que nous disons : ''avec'' le temps, et ''dans le cours'' du temps les choses changent. La fameuse ''dent''' du temps doit ''ronger'' même les choses. Que les choses changent dans le cours du temps, on ne peut le contester. Mais son intuition ne va pas bien loin : il ne voit pas que ce n'est pas seulement dans le cours du temps, d'une année sur l'autre, d'un jour à l'autre ou d'un instant à l'autre, mais sans cesse que les choses changent : toute matière se modifie à chaque instant. La craie n'est à aucun moment ce qu'elle était au moment précedent, elle est à chaque instant une chose neuve.
La question finale me semble être le meilleur du livre :
Mais quelqu'un observa-t-il jamais comment le temps ronge les choses, c'est-à-dire d'une manière générale comment il s'y prend avec elles ?
Mais elle est mal posée. Car ce n'est pas le temps qui ronge les choses, ce sont des phénomènes physiques qui les altèrent sans cesse. Le temps conçu comme arène absolue où se déroulent les choses n'est qu'une abstraction, qu'une idéalité. On croit que cette idéalité a une existence réelle, que dans un univers sans matière le temps continuerait à couler, qu'il n'y a pas de lien consubstantiel entre la matière et le temps, de sorte qu'on pense que le flux du temps laisse les choses tout à fait intouchées. Et on se demande comment ce temps abstrait, sans lien avec la matière, peut altérer la matière, comment une dimension si abstraite affecte les choses. Il faudrait plutôt poser la question ainsi : quelqu'un observa-t-il jamais les phénomèmes physiques qui font que les choses changent sans cesse ? On a plus de chance de trouver des réponses à cette question du côté des physiciens que du côté des philosophes. Heidegger connaissait les découvertes de la physique du premier tiers du XX° siècle : il cite dans le livre Eddington, Bohr et Heisenberg. Du premier il évoque la fameuse distinction entre les deux tables (A. 4) :
Le physicien et astronome anglais Eddington, parlant de sa table, dit que toute chose de cette sorte, table, chaise, etc. a un sosie, un double. La table n°1 est la table connue depuis l'enfance. La table n° 2 est la ''table scientifique''. Cette table scientifique, c'est-à-dire la table que la science détermine dans sa choséité, ne se compose pas de bois, mais se compose pour la plus grande part d'espace vide ; dans ce vide sont semées çà et là des charges électriques qui vont et viennent brusquement à grande vitesse.
Heidegger évoque ici un passage de The Nature of the Physical World (1927). L'édition française de 1929 le traduit ainsi : Ma table scientifique est faite pour la plus grande part de vide. Répandues de façon clairsemée dans ce vide, on trouve de nombreuses charges électriques qui courent çà et là avec une grande vitesse (numerous electric charges rushing about with great speed); mais leur masse combinée revient à moins d'un billionième de la masse de la table.
Et le texte se poursuit ainsi :
Malgré sa construction étrange, elle se révèle être une table tout à fait performante. Elle supporte le papier sur lequel j'écris de façon aussi satisfaisant que la table n° 1 ; car quand je pose le papier sur elle, les petites particules électriques avec leur vitesse impétueuse continuent à frapper le dessous de la feuille, de sorte que le papier est maintenu à la façon d'un volant à un niveau à peu près constant. Si je m'appuie sur cette table, je ne passerai pas à travers ; ou, pour être tout à fait exact, la probabilité pour que mon coude scientifique passe à travers ma table scientifique est si excessivement faible qu'elle peut être négligée dans la vie pratique.

Heidegger connaissait au moins deux des multiples phénomènes physiques qui modifient sans cesse les choses : celui indiqué par Eddington et celui qu'il signale lui-même : le mouvement de l'eau dérange les pierres qui se heurtent et s'usent les unes contre les autres. Mais ces éléments -surtout le premier- n'ont aucune incidence sur sa réflexion et son intuition de la réalité. Il ne fait pas le lien entre sa craie et la table d'Eddington. Il en reste au stade de la craie n°1. Les électrons sont en mouvement constant, et par conséquent -à ne considérer que ce seul aspect physique : il y en a d'autres- la craie n'est pas un seul instant la même. La craie ou la table de 5 h 16 -et même de 5 h 15 01- ne sont plus les mêmes que celles de 5 h 15 : il y a en elles quelque chose de physiquement nouveau.

Bergson en revanche était d'emblée passé au stade n°2, il avait intégré les données de la physique de l'époque -avec aisance et même avec plaisir, y voyant une confirmation de son intuition : Déjà la science physique nous suggère cette vision des choses matérielles. Plus elle progresse, plus elle résout la matière en actions qui cheminent à travers l'espace, en mouvement qui courent çà et là [l'emploi de cette expression laisse à penser qu'il avait également lu Eddington] comme des frissons, de sorte que la mobilité devient la réalité même. Sans doute la science commence par assigner à cette mobilité un support. Mais, à mesure qu'elle avance, le support recule ; les masses se pulvérisent en molécules, les molécules en atomes, les atomes en électrons ou corpuscules : finalement, le support assigné au mouvement semble bien n'être qu'un schéma commode, simple concession du savant aux habitudes de notre imagination visuelle. La table ordinaire, celle que saisit notre perception habituelle, est aussi, vue à une autre échelle, une immensité mouvante : Que deviendrait la table sur laquelle j'écris en ce moment si ma perception, et par conséquent mon action, était faite pour l'ordre de grandeur auquel correspondent les éléments, ou plutôt les événements, constitutifs de sa matérialité ? Mon action serait dissoute ; ma perception embrasserait, à l'endroit où je vois ma table, et dans le court moment où je la regarde, un univers immense et une non moins interminable histoire. Il me serait impossible de comprendre comment cette immensité mouvante peut devenir, pour que j'agisse sur elle, un simple rectangle, immobile et solide (La Pensée et le Mouvant, p.165 et 62). La table -ou tout objet matériel. Heidegger ne connaît que la craie qui d'une heure à l'autre semble inerte, immobile et solide. Bergson la complète par la craie n°2, celle qui, dans le court moment où je la regarde, connaît une interminable histoire.

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