Texte d'un cours de
1935-36 publié en 1962, Qu'est-ce qu'une chose ? est le
commentaire d'un passage, que Heidegger tient pour central, de
''l'oeuvre maîtresse'' de Kant. L'introduction (le premier
quart du livre) me semble plus intéressante et plus lisible
que le commentaire lui-même. Il y rapporte une anecdote sur
Thalès tirée d'un dialogue de Platon : un jeune
servante s'était esclaffée parce qu'il était
tombé dans un puits : celui qui cherchait à obtenir la
connaissance des choses célestes n'avait pas la connaissance
minimale des choses quotidiennes.
Puis il distingue 3
sens du mot chose : 1. les choses au sens courant : pierre,
outil, arbre (et il ajoute curieusement dans cette liste les animaux
: lézard et guêpe -irait-il jusqu'à tenir les
chiens, les chevaux et les chimpanzés pour des choses ? ) ; 2.
les choses plus abstraites (les nombres, le courage...) ; 3. tout ce
qui précède et en plus tout ce qui, d'une manière
ou d'une autre, est un quelque chose et n'est pas rien.
Et il précise
qu'il s'en tiendra au premier sens, pour éviter les railleries
de la servante. Mais plus on avance dans le livre, plus on s'éloigne
des choses concrètes, plus on dérive vers un
conceptualisme hors-sol et une perte du contact avec la réalité.
Alors que l'introduction est tout à fait intelligible, on
arrive à la fin du livre à des paragraphes de ce style
:
Les principes
sont des règles conformément auxquelles se forme
l'ob-stase de l'objet pour le représenter humain. Les axiomes
de l'intuition et les anticipations de la perception concernent à
un double point de vue la possibilisation de l'être-vis-à-vis
d'un vis-à-vis : d'une part au point de vue de l'en-quoi de ce
qui a caractère de vis-à-vis, et d'autre part au point
de vue de la quiddité du vis-à-vis.
Là, je crois
entendre le rire de la servante.
Le passage de
l'introduction (et en fait de tout le livre) qui m'a le plus frappé
se trouve dans le chapitre consacré à l'espace et au
temps (A, 5) :
Lors de
l'interrogation sur l'espace, il semblait s'offrir encore quelque
perspective de le trouver dans la chose même. Avec le temps
ceci n'est même pas le cas. Le temps s'écoule par-dessus
les choses, comme le torrent par-dessus les galets. Peut-être
même d'une manière un peu différente, car le
mouvement de l'eau dérange les pierres qui se heurtent et
s'usent les unes contre les autres. Mais le flux du temps laisse les
choses tout à fait intouchées. Que maintenant le temps
courre de 5 h 15 jusqu'à 6 h cela ne fait rien à la
craie. Il est vrai que nous disons : ''avec'' le temps, et ''dans le
cours'' du temps les choses changent. La fameuse ''dent''' du temps
doit ''ronger'' même les choses. Que les choses changent dans
le cours du temps, on ne peut le contester. Mais quelqu'un
observa-t-il jamais comment le temps ronge les choses, c'est-à-dire
d'une manière générale comment il s'y prend avec
elles ?
En
face de la phrase sur la craie, j'ai écrit faux.
Qu'un philosophe qui passe pour important puisse avoir une perception
si obtuse de la réalité m'a sidéré.
D'autres philosophes ont eu l'oeil plus perçant : Nietzsche
par exemple, ou Bergson. Il est singulier qu'il cite quelques pages
plus loin La Volonté de Puissance,
où Nietzsche affirme que nous ne sommes pas assez
subtils pour
apercevoir l'écoulement
probablement absolu
du devenir ; le
permanent n'existe que
grâce à nos organes grossiers qui résument et
ramènent les choses à des plans communs, alors que rien
n'existe sous cette forme.
L'arbre est à chaque instant une chose neuve
[...] (Livre II, 299 ; cf aussi
II, 298 : l'oxygène n'est à aucun moment ce
qu'il était au moment précedént, c'est un corps
nouveau, tr. Bianquis, TEL
Gallimard, 1995).
Quant à
Bergson, on lui doit cette formule : le changement ininterrompu
que nous appelons une ''chose'' (La Pensée et le Mouvant,
PUF, p.162). Pour lui non seulement les choses changent de
façon continue, mais le changement est substantiel, il
est l'essence même de la réalité. Gilles Deleuze
résumait ainsi Bergson (dans un texte repris dans L'Ile
déserte) : le temps réel est altération,
et l'altération est substance.
Le bon sens ou
l'intuition de Heidegger lui disent que son affirmation sur la craie
n'est pas satisfaisante : Il est vrai que nous disons : ''avec''
le temps, et ''dans le cours'' du temps les choses changent. La
fameuse ''dent''' du temps doit ''ronger'' même les choses. Que
les choses changent dans
le cours du temps, on ne peut le contester. Mais
son intuition ne va pas bien loin : il ne voit pas que ce n'est pas
seulement dans le cours du temps, d'une année sur
l'autre, d'un jour à l'autre ou d'un instant à l'autre,
mais sans cesse que les choses changent : toute matière se
modifie à chaque instant. La craie n'est à aucun
moment ce qu'elle était au moment précedent, elle
est à chaque instant une chose neuve.
La question finale
me semble être le meilleur du livre :
Mais
quelqu'un observa-t-il jamais comment le temps ronge les choses,
c'est-à-dire d'une manière générale
comment il s'y prend avec elles ?
Mais elle est mal
posée. Car ce n'est pas le temps qui ronge les choses,
ce sont des phénomènes physiques qui les altèrent
sans cesse. Le temps conçu comme arène absolue où
se déroulent les choses n'est qu'une abstraction, qu'une
idéalité. On croit que cette idéalité a
une existence réelle, que dans un univers sans matière
le temps continuerait à couler, qu'il n'y a pas de lien
consubstantiel entre la matière et le temps, de sorte qu'on
pense que le flux du temps laisse les choses tout à fait
intouchées. Et on se demande comment ce temps abstrait,
sans lien avec la matière, peut altérer la matière,
comment une dimension si abstraite affecte les choses. Il faudrait
plutôt poser la question ainsi : quelqu'un observa-t-il jamais
les phénomèmes physiques qui font que les choses
changent sans cesse ? On a plus de chance de trouver des réponses
à cette question du côté des physiciens que du
côté des philosophes. Heidegger connaissait les
découvertes de la physique du premier tiers du XX° siècle
: il cite dans le livre Eddington, Bohr et Heisenberg. Du premier il
évoque la fameuse distinction entre les deux tables (A. 4) :
Le
physicien et astronome anglais Eddington, parlant de sa table, dit
que toute chose de cette sorte, table, chaise, etc. a un sosie, un
double. La table n°1 est la table connue depuis l'enfance. La
table n° 2 est la ''table scientifique''. Cette table
scientifique, c'est-à-dire la table que la science détermine
dans sa choséité, ne se compose pas de bois, mais se
compose pour la plus grande part d'espace vide ; dans ce vide sont
semées çà et là des charges électriques
qui vont et viennent brusquement à grande vitesse.
Heidegger
évoque ici un passage de The Nature of the Physical
World (1927).
L'édition française
de 1929 le traduit ainsi : Ma
table scientifique est faite pour la plus grande part de vide.
Répandues de façon clairsemée dans ce vide, on
trouve de nombreuses charges électriques qui courent çà
et là avec une grande vitesse (numerous electric charges
rushing about with great speed); mais leur masse combinée
revient à moins d'un billionième de la masse de la
table.
Et
le texte se poursuit ainsi :
Malgré
sa construction étrange, elle se révèle être
une table tout à fait performante. Elle supporte le papier sur
lequel j'écris de façon aussi satisfaisant que la table
n° 1 ; car quand je pose le papier sur elle, les petites
particules électriques avec leur vitesse impétueuse
continuent à frapper le dessous de la feuille, de sorte que le
papier est maintenu à la façon d'un volant à un
niveau à peu près constant. Si je m'appuie sur cette
table, je ne passerai pas à travers ; ou, pour être tout
à fait exact, la probabilité pour que mon coude
scientifique passe à travers ma table scientifique est si
excessivement faible qu'elle peut être négligée
dans la vie pratique.
Heidegger
connaissait au moins deux des multiples phénomènes
physiques qui modifient sans cesse les choses : celui indiqué
par Eddington et celui qu'il signale lui-même : le
mouvement de l'eau dérange les pierres qui se heurtent et
s'usent les unes contre les autres.
Mais ces éléments -surtout le premier- n'ont aucune
incidence sur sa réflexion et son intuition de la réalité.
Il
ne fait pas le lien entre sa craie et la table d'Eddington. Il en
reste au stade de la craie n°1. Les électrons sont en
mouvement constant, et par conséquent -à ne considérer
que ce seul aspect physique : il y en a d'autres- la craie n'est pas
un seul instant la même. La craie ou la table de 5 h 16 -et
même de 5 h 15 01- ne sont plus les mêmes que celles de 5
h 15 : il y a en elles quelque chose de physiquement nouveau.
Bergson
en revanche était d'emblée passé au stade n°2,
il avait intégré les données de la physique de
l'époque -avec aisance et même avec plaisir, y voyant
une confirmation de son intuition : Déjà
la science physique nous suggère cette vision des choses
matérielles. Plus elle progresse, plus elle résout la
matière en actions qui cheminent à travers l'espace, en
mouvement qui courent çà et là
[l'emploi de cette expression laisse à penser qu'il avait
également lu Eddington]
comme des frissons, de sorte que la mobilité devient la
réalité même. Sans doute la science commence par
assigner à cette mobilité un support. Mais, à
mesure qu'elle avance, le support recule ; les masses se pulvérisent
en molécules, les molécules en atomes, les atomes en
électrons ou corpuscules : finalement, le support assigné
au mouvement semble bien n'être qu'un schéma commode,
simple concession du savant aux habitudes de notre imagination
visuelle. La
table ordinaire, celle que saisit notre perception habituelle, est
aussi, vue à une autre échelle, une
immensité mouvante : Que deviendrait la table sur laquelle
j'écris en ce moment si ma perception, et par conséquent
mon action, était faite pour l'ordre de grandeur auquel
correspondent les éléments, ou plutôt les
événements, constitutifs de sa matérialité
? Mon action serait dissoute ; ma perception embrasserait, à
l'endroit où je vois ma table, et dans le court moment où
je la regarde, un univers immense et une non moins interminable
histoire. Il me serait impossible de comprendre comment cette
immensité mouvante peut devenir, pour que j'agisse sur elle,
un simple rectangle, immobile et solide
(La Pensée et le
Mouvant,
p.165
et 62). La table -ou tout objet matériel. Heidegger ne connaît
que la craie qui d'une heure à l'autre semble inerte, immobile
et solide.
Bergson la complète par la craie n°2, celle qui, dans
le court moment où je la regarde,
connaît une interminable
histoire.

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