4 novembre 2016

Manifeste matinal

La sorte d'oeuvre rafraîchissante dont je veux m'accroître : intensifier la perception de cette âpre fraîcheur physique du dehors, de cette qualité active, ardente, frémissante, corrosive, du réel matériel : ce qui crépite presque visible dans les vagues transparentes du soleil matinal, pas seulement chaque jour nouveau, selon le mot d'Héraclite, mais toujours nouveau continuellement, ce qui de nuit encore, ce qui sans répit altère l'air et la roche et les arbres, tout ce qui est matériel.

Intensifier en soi -par surcroît d'attention, de qui-vive- cette rumeur d'eau courante de l'incessant renouvellement du réel physique. 



Multiplier mon arbre sensoriel, surramifier dans le crâne ce pommier de fraîcheur : qu'y circulent et fraient et croissent les sucs de la nouveauté matérielle incessante.

On pourrait appeler poïétique ce travail de production d'une grande conscience sensorielle. Car il ne s'agit pas de produire des poèmes, modalité de création que je tiens pour secondaire, mais, selon le programme de Thoreau, dans la formulation matinale de Walden, de transformer la qualité du jour. Cette poïétique, je la qualifie de matinale, car le matin est le moment du jour où le monde nous apparaît avec une certaine qualité de nouveauté physique. Or avec un minimum d'attention, chacun découvrirait que cette nouveauté est continuelle : jour et nuit, le monde est matinal. Thoreau :

Pour celui dont la pensée vigoureuse et flexible suit le soleil dans sa course, le jour est un perpétuel matin. [...] Le matin, c'est lorsque je m'éveille, lorsque l'aube est en moi. La réforme morale est l'effort que l'on fait pour rejeter le sommeil. [...] Des millions d'entre eux sont assez éveillés pour leurs tâches matérielles, mais un seul sur un million est assez éveillé pour un effort intellectuel fécond, un seul sur cent millions pour mener une vie poétique ou divine. [...] Je ne connais rien d'aussi encourageant que cette indéniable capacité chez l'homme d'élever sa vie par un effort conscient. C'est quelque chose de pouvoir peindre tel tableau ou de sculpter telle statue, et de créer ainsi quelques beaux objets ; mais il est bien plus glorieux de sculpter et de peindre l'atmosphère même et la matière que nos regards traversent, ce que moralement nous sommes capables de faire. Transformer la qualité du jour, c'est là le plus noble des arts (Walden, chap 2, trad. Landré-Augier, Aubier. Sa formulation est ambiguë : ce n'est pas la qualité du jour, c'est-à-dire la qualité du monde, qu'il faut transformer, c'est notre perception du monde qu'il faut affiner. On ne peut guère agir sur le monde, mais on peut agir sur soi, sur sa propre vie et en particulier sur son attention au monde physique).

La question de la communication (verbale ou autre) de mon expérience, de ma perception du monde physique, est secondaire. Ce qui m'importe, c'est cette expérience perceptive : la cultiver, la travailler, l'intensifier. La communication est une retombée. Distinguer la poïétique, première, et la poétique, seconde. Ce qui m'importe, c'est ma conscience, c'est le gouffre de mes perceptions -le passage de la fraîcheur.

Découvrir, percevoir cette fraîcheur physique, c'est aborder une autre terre, sans cesse nouvelle, c'est toucher le lit, la source, la corne d'abondance ! Je pense à ces mots de Maître Eckhart :

L'homme qui a ainsi renoncé aux choses dans leur forme la plus basse où elles sont quelque chose de mortel, il les reçoit de nouveau en Dieu, où seulement elles sont quelque chose de réel : tout ce qui, ici, est mort, est, là, vie, et tout ce qui, ici, est grossièrement palpable, est là, en Dieu, esprit (Oeuvres de Maître Eckhart, Tel Gallimard, 1987, p. 113).

Esprit : souffle, -fraîcheur. Dans la nature, tout objet est neuf, sans cesse neuf, absolument neuf. -Un vieil arbre -mais sa matière est sans cesse nouvelle, sa vieillesse n'est que biologique. Sa biologie est vieille, mais sa physique est toujours jeune, toujours nouvelle. Tout ce qui, ici, dans la perception ordinaire, paraît vieux, est là, dans cette perception plus aiguë, neuf. J'aime entre tous ce fragment de Nietzsche où il écrit que l'arbre est à chaque instant une chose neuve.

Qu'on sorte dehors, qu'on renouvelle en soi, glaive rouillé qui étincelle sous la morsure de l'air vif, ou plutôt qu'on produise, qu'on crée en soi l'attention à la fraîcheur des pierres, des arbres, de l'air, qu'on ouvre grand sa faculté de percevoir : toute la terre et les corps sont parcourus de ce torrent, -continûment altérés, traversés, rafraîchis. De flexueux réseaux perceptifs se tissent dans le cortex pour mieux capter ce qui apparaît à chaque fois -à chaque nouvelle prise sensorielle- comme ce feu héraclitéen toujours vivant, comme cette âpre fraîcheur, cette nouveauté physique continue de tout l'espace terrestre.

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