La sorte d'oeuvre rafraîchissante dont je veux
m'accroître : intensifier la perception de cette âpre
fraîcheur physique du dehors, de cette qualité active,
ardente, frémissante, corrosive, du réel matériel
: ce qui crépite presque visible dans les vagues transparentes
du soleil matinal, pas seulement chaque jour nouveau, selon le
mot d'Héraclite, mais toujours nouveau continuellement, ce qui
de nuit encore, ce qui sans répit altère l'air et la
roche et les arbres, tout ce qui est matériel.
Intensifier en soi -par surcroît d'attention, de qui-vive- cette rumeur
d'eau courante de l'incessant renouvellement du réel physique.
Multiplier mon arbre sensoriel, surramifier dans le
crâne ce pommier de fraîcheur : qu'y circulent et fraient
et croissent les sucs de la nouveauté matérielle
incessante.
On pourrait appeler poïétique ce
travail de production d'une grande conscience sensorielle. Car il ne
s'agit pas de produire des poèmes, modalité de création
que je tiens pour secondaire, mais, selon le programme de Thoreau,
dans la formulation matinale de Walden, de transformer la
qualité du jour. Cette poïétique, je la
qualifie de matinale, car le matin est le moment du jour où le
monde nous apparaît avec une certaine qualité de
nouveauté physique. Or avec un minimum d'attention, chacun
découvrirait que cette nouveauté est continuelle : jour
et nuit, le monde est matinal. Thoreau :
Pour celui dont la pensée vigoureuse et
flexible suit le soleil dans sa course, le jour est un perpétuel
matin. [...] Le matin,
c'est lorsque je m'éveille, lorsque l'aube est en moi. La
réforme morale est l'effort que l'on fait pour rejeter le
sommeil. [...] Des
millions d'entre eux sont assez éveillés pour leurs
tâches matérielles, mais un seul sur un million est
assez éveillé pour un effort intellectuel fécond,
un seul sur cent millions pour mener une vie poétique ou
divine. [...] Je ne
connais rien d'aussi encourageant que cette indéniable
capacité chez l'homme d'élever sa vie par un effort
conscient. C'est quelque chose de pouvoir peindre tel tableau ou de
sculpter telle statue, et de créer ainsi quelques beaux objets
; mais il est bien plus glorieux de sculpter et de peindre
l'atmosphère même et la matière que nos regards
traversent, ce
que moralement nous sommes capables de faire. Transformer la qualité
du jour, c'est là le plus noble des arts
(Walden, chap 2, trad.
Landré-Augier, Aubier. Sa formulation est ambiguë : ce
n'est pas la qualité du jour,
c'est-à-dire la qualité du monde, qu'il faut
transformer, c'est notre perception du monde qu'il faut affiner. On
ne peut guère agir sur le monde, mais on peut agir sur soi,
sur sa propre vie et en particulier sur son attention au monde
physique).
La question de la communication (verbale ou autre) de
mon expérience, de ma perception du monde physique, est
secondaire. Ce qui m'importe, c'est cette expérience
perceptive : la cultiver, la travailler, l'intensifier. La
communication est une retombée. Distinguer la poïétique,
première, et la poétique, seconde. Ce qui m'importe,
c'est ma conscience, c'est le gouffre de mes perceptions -le passage
de la fraîcheur.
Découvrir, percevoir cette fraîcheur
physique, c'est aborder une autre terre, sans cesse nouvelle, c'est
toucher le lit, la source, la corne d'abondance ! Je pense à
ces mots de Maître Eckhart :
L'homme qui a ainsi renoncé aux choses dans
leur forme la plus basse où elles sont quelque chose de
mortel, il les reçoit de nouveau en Dieu, où seulement
elles sont quelque chose de réel : tout ce qui, ici, est mort,
est, là, vie, et tout ce qui, ici, est grossièrement
palpable, est là, en Dieu, esprit
(Oeuvres de Maître Eckhart,
Tel Gallimard, 1987, p. 113).
Esprit :
souffle, -fraîcheur. Dans la nature, tout objet est neuf, sans
cesse neuf, absolument neuf. -Un vieil arbre -mais sa matière
est sans cesse nouvelle, sa vieillesse n'est que biologique. Sa
biologie est vieille, mais sa physique est toujours jeune, toujours
nouvelle. Tout ce qui, ici, dans la perception ordinaire, paraît
vieux, est là, dans cette perception plus aiguë, neuf.
J'aime entre tous ce fragment de Nietzsche où il écrit
que l'arbre est à chaque instant une chose neuve.
Qu'on sorte dehors, qu'on renouvelle en soi, glaive
rouillé qui étincelle sous la morsure de l'air vif, ou
plutôt qu'on produise, qu'on crée en soi l'attention à
la fraîcheur des pierres, des arbres, de l'air, qu'on ouvre
grand sa faculté de percevoir : toute la terre et les corps
sont parcourus de ce torrent, -continûment altérés,
traversés, rafraîchis. De flexueux réseaux
perceptifs se tissent dans le cortex pour mieux capter ce qui
apparaît à chaque fois -à chaque nouvelle prise
sensorielle- comme ce feu héraclitéen
toujours vivant, comme cette âpre fraîcheur, cette
nouveauté physique continue de tout l'espace terrestre.

Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire