(A propos de
l'exposition du Musée Marmottan, sept 2016-janv 2017)
La pauvreté inerte et plus ou moins terne de la
peinture me semble toujours loin de la richesse mouvante et
étincelante du réel. Le Soleil de Munch, l'eau
et les herbes sous la Barque de Monet manquent non seulement
d'activité et d'éclat, il leur manque aussi cette
propriété merveilleuse de la réalité
physique de se renouveler sans cesse. Le rayonnement solaire est sans
cesse un rayonnement neuf, l'eau n'est pas seulement mobile, elle
aussi est sans cesse neuve, sans cesse fraîche -quelle que soit
la quantité d'impuretés et de polluants qu'elle
contienne. Tout ce qui est matériel : les arbres, l'air, le
sol et la roche, etc -tout se renouvelle sans cesse. Tout est neuf à
chaque instant, tout est neuf sans répit. Dire que le temps
passe, est-ce dire autre chose que le réel est sans cesse
nouveau ? Munch voulait rendre le soleil et Monet des
choses impossibles à faire : de l’eau avec de l’herbe qui
ondule au fond… c’est admirable à voir, mais c’est à
rendre fou de vouloir faire ça. Ce que voulait rendre
Constable, quelques décennies avant eux (1776-1837), c'était
cette fraîcheur matérielle. Le chapitre consacré
à La vision naturaliste par Kenneth Clark dans L'Art
du paysage, et des passages de la correspondance de Constable
vont dans ce sens. On ne voit véritablement ses tableaux
qu'avec ces éléments à l'esprit.
Kenneth Clark évoque
ce qu'il appelait ''le
clair-obscur de la nature'',
expression qui revient
souvent dans ses lettres, et d'après les contextes, on peut
voir qu'il désigne par là deux phénomènes
différents. Il y voyait d'abord le scintillement de la
lumière, ''brises, rosées, fraîches floraisons,
qu'aucun peintre au monde n'a encore jamais bien rendues sur sa
toile''. C'est un des aspects que l'on tient pour les plus originaux
de son oeuvre ; les techniques qu'il y employa, touches séparées
et petites zébrures de blanc pur au couteau, eurent une
influence décisive sur la peinture française. Mais en
parlant de ''clair-obscur de la nature'', Constable voulait dire
aussi qu'un jeu théâtral de l'ombre et de la lumière
devait faire le fond de toute composition de paysage, et dire la
tonalité du sentiment où la scène avait été
peinte. [...]
C'est ce sens de l'unité dramatique, comme le goût de la
fraîcheur de la nature qui distingue Constable de ses
contemporains (Gérard
Monfort éditeur, 1994).
Clark
cite ici une lettre célèbre de Constable, dans la
version qu'en donnait C. R. Leslie dans sa biographie classique,
Memoirs of the Life of JC
(1845, édition Phaidon, 1995, p. 186). Le texte original, tel
qu'on le trouve dans les six volumes de la Constable's
Correpondence (Suffolk
Records Society, 1962-1968, vol 3, p.
96)
diffère légèrement. Il s'agit d'une lettre à
Leslie datant de 1833 : It is time, at 56, to
begin, at least, to know
''oneself'', -and I do know what I
am not, and your regard for me has at least awakened me to
believe in the possibility that I may yet make some impression with
my "light" -my "dews" -my "breezes" -my
bloom and my freshness
-no one of which qualities has yet been perfected on the canvas of
any painter in the world.
Il est
temps, à 56 ans, de commencer, au moins, à se connaître
''soi-même'', et je sais ce que je ne suis pas, et
l'estime que vous me témoignez m'a au moins porté à
croire à la possibilité que je puis encore faire
impression avec ma ''lumière'' -mes ''rosées'' -mes
''brises'' -mon efflorescence et ma fraîcheur
-qualités dont aucune n'a encore été
parfaitement rendue sur la toile d'aucun peintre au monde.
Dans
le chapitre 5 de sa biographie, Leslie, cite une lettre de Constable
à sa femme datée de mai 1819 (Phaidon, 1995, p. 63) :
Everything
seems full of blossom of some kind and at every step I take, and on
whatever object I turn my eyes, that sublime expression of the
Scriptures, ''I am the resurrection and the life'', seems as if
uttered near me.
Tout
semble plein d'une sorte de floraison et à chaque pas que je
fais, et sur quelque objet que je tourne les yeux, cette expression
sublime des Ecritures, ''Je suis la résurrection et la vie'',
semble comme prononcée près de moi.
Le
mot blossom,
dans cette phrase, ne
peut avoir qu'un sens figuré : il s'applique à
everything (donc pas
seulement aux végétaux), et il est caractérisé
par of some kind.
D'autre part il emploie le verbe seems
: quand un arbre est en fleurs, on ne dit pas qu'il semble
en fleurs. Mais là encore
Leslie a pris des libertés avec l'original. La Constable's
Correspondence (vol 2, p. 246)
porte :
Every
tree seems full of blossom of some kind & the surface of the
ground seems quite lovely -every step I take & on whatever object
I turn my eye that sublime expression in the Scripture ''I am the
resurrection & the life'' &c, seems verified about me. Il
parlait donc des arbres. Mais
on retrouve l'expression of some kind et
le verbe seem.
Et on whatever object.
Il parle moins de la floraison
printanière que d'une autre floraison, -de la fraîcheur
de chaque objet naturel. L'idée de résurrection,
en mai, appliqué au végétal, se comprend. Mais
appliqué à whatever object
: donc au sol, aux cours d'eau, à une pierre, à une
souche morte ? Ce qu'il appelait blossom of some kind,
c'est la fraîcheur, la nouveauté sans répit de
tout objet matériel.
![]() |
| Golding Constable's Kitchen Garden |
Les
mots fresh ou
freshness apparaissent
régulièrement dans la biographie de Leslie, notamment
dans le chapitre 7 : un ami peintre le trouve excessif in
the modes he adopted to obtain this quality.
Dans le chapitre 8 : en 1824, plusieurs de ses toiles sont exposées
au Salon de Paris, dont The Haywain,
et frappent les
esprits (en
particulier Delacroix) : un correpondant lui rend compte du Salon et
évoque the freshness of your pictures.
Dans le texte qui accompagne une série de gravures de ses
tableaux (English Landscape),
Constable écrit qu'il souhaite accroître
l'intérêt pour et promouvoir l'étude des paysages
ruraux de l'Angleterre, dans tout ce qu'ils peuvent avoir
d'attachant, même dans ses localités les plus modestes ;
de l'Angleterre avec son climat d'une fraîcheur plus que
printanière (of England with her climate of more than vernal
freshness). Qu'entendait-il par
more than vernal freshness sinon
ce qu'on lit déjà dans blossom of some kind ?
Dans
la John Constable's Correspondence,
on trouve aussi ce mot sur Ruysdael (dont le nom apparaît
souvent dans la biographie de Leslie) : Le graveur Reynolds
me dit que ma ''fraîcheur'' dépasse la fraîcheur
de tous les peintres qui ont jamais vécu -car à mon
piquant de ''couleur'' j'ai ajouté de la ''lumière'' :
Ruysdael (le plus frais de tous) et Hobbema étaient noirs
(lettre à Fisher, 17 nov
1824, vol 6 p. 181).
Très
significative de l'intensité de sa perception du dehors
physique me semble cette remarque, faite alors qu'il revient du
Suffolk (sa région natale, connue sous le nom de Constable
Country) en juillet 1831 : Rien
ne peut dépasser la beauté de la campagne ; elle fait
apparaître les tableaux comme de tristes faux-semblants, même
ceux où la nature est le mieux saisie (Leslie,
chapitre 12. Remarques semblables dans les chapitres 14 et 15). C'est
avec ce jugement iconoclaste en tête qu'il faut regarder ses
tableaux -ou plutôt qu'il faut parvenir à la perception
qu'il avait de la nature, ses tableaux n'en étant qu'un
témoignage secondaire. On peut penser qu'il s'appliquait aussi
à lui-même cette observation de l'une de ses conférences
sur la peinture de paysage : Il ne fait pas de doute que
les plus grands peintres ne considéraient leurs meilleurs
efforts que comme des expériences, et peut-être des
expériences qui avaient échoué si on les compare
à leurs espérances, leurs souhaits, et à ce
qu'il voyait dans la nature
(Leslie, chap 18).
On retrouve le même
iconoclasme chez un artiste du XX° siècle : Giacometti,
dans ses entretiens radiophoniques, disait ainsi : Maintenant,
je trouve tout ce qui existe -ce tabouret, les arbres, n'importe
quoi- mille fois plus beau que les oeuvres d'art.
Ou : Moi, les photos, je les vois pas
(Entretien avec Pierre Dumayet repris dans Ecrits,
Hermann, 1990, et entretien du 16 avril 1957 avec Georges Charbonnier
: des peintres abstraits sortent leur portefeuille pour lui montrer
une photo de leur femme et de leurs enfants : il leur reproche d'y
voir une représentation valable de la réalité).


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