5 novembre 2016

Peindre l'impossible : Munch, Hodler, Monet -et Constable

(A propos de l'exposition du Musée Marmottan, sept 2016-janv 2017)



La pauvreté inerte et plus ou moins terne de la peinture me semble toujours loin de la richesse mouvante et étincelante du réel. Le Soleil de Munch, l'eau et les herbes sous la Barque de Monet manquent non seulement d'activité et d'éclat, il leur manque aussi cette propriété merveilleuse de la réalité physique de se renouveler sans cesse. Le rayonnement solaire est sans cesse un rayonnement neuf, l'eau n'est pas seulement mobile, elle aussi est sans cesse neuve, sans cesse fraîche -quelle que soit la quantité d'impuretés et de polluants qu'elle contienne. Tout ce qui est matériel : les arbres, l'air, le sol et la roche, etc -tout se renouvelle sans cesse. Tout est neuf à chaque instant, tout est neuf sans répit. Dire que le temps passe, est-ce dire autre chose que le réel est sans cesse nouveau ? Munch voulait rendre le soleil et Monet des choses impossibles à faire : de l’eau avec de l’herbe qui ondule au fond… c’est admirable à voir, mais c’est à rendre fou de vouloir faire ça. Ce que voulait rendre Constable, quelques décennies avant eux (1776-1837), c'était cette fraîcheur matérielle. Le chapitre consacré à La vision naturaliste par Kenneth Clark dans L'Art du paysage, et des passages de la correspondance de Constable vont dans ce sens. On ne voit véritablement ses tableaux qu'avec ces éléments à l'esprit.
Kenneth Clark évoque ce qu'il appelait ''le clair-obscur de la nature'', expression qui revient souvent dans ses lettres, et d'après les contextes, on peut voir qu'il désigne par là deux phénomènes différents. Il y voyait d'abord le scintillement de la lumière, ''brises, rosées, fraîches floraisons, qu'aucun peintre au monde n'a encore jamais bien rendues sur sa toile''. C'est un des aspects que l'on tient pour les plus originaux de son oeuvre ; les techniques qu'il y employa, touches séparées et petites zébrures de blanc pur au couteau, eurent une influence décisive sur la peinture française. Mais en parlant de ''clair-obscur de la nature'', Constable voulait dire aussi qu'un jeu théâtral de l'ombre et de la lumière devait faire le fond de toute composition de paysage, et dire la tonalité du sentiment où la scène avait été peinte. [...] C'est ce sens de l'unité dramatique, comme le goût de la fraîcheur de la nature qui distingue Constable de ses contemporains (Gérard Monfort éditeur, 1994).
Clark cite ici une lettre célèbre de Constable, dans la version qu'en donnait C. R. Leslie dans sa biographie classique, Memoirs of the Life of JC (1845, édition Phaidon, 1995, p. 186). Le texte original, tel qu'on le trouve dans les six volumes de la Constable's Correpondence (Suffolk Records Society, 1962-1968, vol 3, p. 96) diffère légèrement. Il s'agit d'une lettre à Leslie datant de 1833 : It is time, at 56, to begin, at least, to know ''oneself'', -and I do know what I am not, and your regard for me has at least awakened me to believe in the possibility that I may yet make some impression with my "light" -my "dews" -my "breezes" -my bloom and my freshness -no one of which qualities has yet been perfected on the canvas of any painter in the world.
Il est temps, à 56 ans, de commencer, au moins, à se connaître ''soi-même'', et je sais ce que je ne suis pas, et l'estime que vous me témoignez m'a au moins porté à croire à la possibilité que je puis encore faire impression avec ma ''lumière'' -mes ''rosées'' -mes ''brises'' -mon efflorescence et ma fraîcheur -qualités dont aucune n'a encore été parfaitement rendue sur la toile d'aucun peintre au monde.
Dans le chapitre 5 de sa biographie, Leslie, cite une lettre de Constable à sa femme datée de mai 1819 (Phaidon, 1995, p. 63) :
Everything seems full of blossom of some kind and at every step I take, and on whatever object I turn my eyes, that sublime expression of the Scriptures, ''I am the resurrection and the life'', seems as if uttered near me.
Tout semble plein d'une sorte de floraison et à chaque pas que je fais, et sur quelque objet que je tourne les yeux, cette expression sublime des Ecritures, ''Je suis la résurrection et la vie'', semble comme prononcée près de moi.

Le mot blossom, dans cette phrase, ne peut avoir qu'un sens figuré : il s'applique à everything (donc pas seulement aux végétaux), et il est caractérisé par of some kind. D'autre part il emploie le verbe seems : quand un arbre est en fleurs, on ne dit pas qu'il semble en fleurs. Mais là encore Leslie a pris des libertés avec l'original. La Constable's Correspondence (vol 2, p. 246) porte :
Every tree seems full of blossom of some kind & the surface of the ground seems quite lovely -every step I take & on whatever object I turn my eye that sublime expression in the Scripture ''I am the resurrection & the life'' &c, seems verified about me. Il parlait donc des arbres. Mais on retrouve l'expression of some kind et le verbe seem. Et on whatever object. Il parle moins de la floraison printanière que d'une autre floraison, -de la fraîcheur de chaque objet naturel. L'idée de résurrection, en mai, appliqué au végétal, se comprend. Mais appliqué à whatever object : donc au sol, aux cours d'eau, à une pierre, à une souche morte ? Ce qu'il appelait blossom of some kind, c'est la fraîcheur, la nouveauté sans répit de tout objet matériel. 

Golding Constable's Kitchen Garden
 

Les mots fresh ou freshness apparaissent régulièrement dans la biographie de Leslie, notamment dans le chapitre 7 : un ami peintre le trouve excessif in the modes he adopted to obtain this quality. Dans le chapitre 8 : en 1824, plusieurs de ses toiles sont exposées au Salon de Paris, dont The Haywain, et frappent les esprits (en particulier Delacroix) : un correpondant lui rend compte du Salon et évoque the freshness of your pictures. Dans le texte qui accompagne une série de gravures de ses tableaux (English Landscape), Constable écrit qu'il souhaite accroître l'intérêt pour et promouvoir l'étude des paysages ruraux de l'Angleterre, dans tout ce qu'ils peuvent avoir d'attachant, même dans ses localités les plus modestes ; de l'Angleterre avec son climat d'une fraîcheur plus que printanière (of England with her climate of more than vernal freshness). Qu'entendait-il par more than vernal freshness sinon ce qu'on lit déjà dans blossom of some kind ?
Dans la John Constable's Correspondence, on trouve aussi ce mot sur Ruysdael (dont le nom apparaît souvent dans la biographie de Leslie) : Le graveur Reynolds me dit que ma ''fraîcheur'' dépasse la fraîcheur de tous les peintres qui ont jamais vécu -car à mon piquant de ''couleur'' j'ai ajouté de la ''lumière'' : Ruysdael (le plus frais de tous) et Hobbema étaient noirs (lettre à Fisher, 17 nov 1824, vol 6 p. 181).
Très significative de l'intensité de sa perception du dehors physique me semble cette remarque, faite alors qu'il revient du Suffolk (sa région natale, connue sous le nom de Constable Country) en juillet 1831 : Rien ne peut dépasser la beauté de la campagne ; elle fait apparaître les tableaux comme de tristes faux-semblants, même ceux où la nature est le mieux saisie (Leslie, chapitre 12. Remarques semblables dans les chapitres 14 et 15). C'est avec ce jugement iconoclaste en tête qu'il faut regarder ses tableaux -ou plutôt qu'il faut parvenir à la perception qu'il avait de la nature, ses tableaux n'en étant qu'un témoignage secondaire. On peut penser qu'il s'appliquait aussi à lui-même cette observation de l'une de ses conférences sur la peinture de paysage : Il ne fait pas de doute que les plus grands peintres ne considéraient leurs meilleurs efforts que comme des expériences, et peut-être des expériences qui avaient échoué si on les compare à leurs espérances, leurs souhaits, et à ce qu'il voyait dans la nature (Leslie, chap 18). On retrouve le même iconoclasme chez un artiste du XX° siècle : Giacometti, dans ses entretiens radiophoniques, disait ainsi : Maintenant, je trouve tout ce qui existe -ce tabouret, les arbres, n'importe quoi- mille fois plus beau que les oeuvres d'art. Ou : Moi, les photos, je les vois pas (Entretien avec Pierre Dumayet repris dans Ecrits, Hermann, 1990, et entretien du 16 avril 1957 avec Georges Charbonnier : des peintres abstraits sortent leur portefeuille pour lui montrer une photo de leur femme et de leurs enfants : il leur reproche d'y voir une représentation valable de la réalité).

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