19 avril 2018

Anaximandre et l'''invieillissable''

C'est le physicien Carlo Rovelli qui a attiré mon attention sur Anaximandre. Il lui a consacré un livre  : Anaximandre de Milet ou la naissance de la pensée scientifique, (Dunod, 2009). Il y souligne le saut conceptuel accompli par Anaximandre qui semble être le premier à s'être représenté la terre comme un caillou flottant dans le vide. Il ne se trompait que sur sa forme : il la voyait comme une colonne de pierre plate aux deux extrémités. Rovelli est aussi l'auteur d'un bestseller mondial : Sept brèves leçons de physique (Odile Jacob, 2015).

En mars 2018, j'ai entendu Rovelli à la radio, à propos de son dernier livre, L'Ordre du temps -formule empruntée à Anaximandre (le 01 03 18, puis 17 03 18, les deux sur France Culture). Il m'a semblé qu'il était peut-être temps de prendre dans ma bibliothèque mon vieux volume Folio Essais consacré aux Ecoles présocratiques. Le chapitre sur Anaximandre, né à la fin du VII°siècle, ce qui en fait l'un des plus anciens présocratiques, se trouve au début, juste après Thalès, et tient en 17 pages. Comme pour Héraclite, il ne reste rien d'Anaximandre que des fragments cités par divers auteurs, une vingtaine, dont Diogène Laërce, Aristote, Cicéron, Pline ou Plutarque. Et aussi Hippolyte, auteur d'un ouvrage orthodoxement intitulé Réfutation de toutes les hérésies.
Anaximandre, notait Hippolyte, est donc l'élève de Thalès. Anaximandre, fils de Praxiadès, de Milet. Il disait que le principe des choses existantes est une certaine nature de l'Illimité (Apeiron) dont naissent les cieux et le monde qui se trouve en eux. Cette nature est éternelle et ne vieillit pas (agero).
Ne vieillit pas : autrement dit est sans cesse neuve. Marcel Conche a traduit agero par invieillissable (Anaximandre, Fragments et témoignages, PUF, 1991). Une traduction allemande propose : Die Apeiron ist ohne Alter, sans vieillesse. Dans la version de la Physique d'Aristote, on trouve la même formule avec un vocabulaire différent :  Cela revient à faire de l'Illimité le divin, car il est immortel et impérissable.
Cette propriété qu'il prête à l'apeiron me semble être aussi une propriété de la matière. En juin 2007, le physicien Serge Haroche présentait avec une belle concision ses travaux sur les photons, en deux pages qui ne sont pas sans évoquer la formule d'Anaximandre (Vie et mort d'un photon : une autre manière de voir, Lettre du Collège de France, n°20) :
Nous avons pu récemment observer des centaines de fois un photon piégé dans une boîte. Après un intervalle de temps perceptible qui peut atteindre une demi-seconde, le grain de lumière finit par disparaître, de façon imprévisible et soudaine. [...] La longévité de nos photons n'a, en soi, rien d'exceptionnel. En liberté dans le vide, un photon est éternel. La lumière qui nous provient des confins de l'Univers après avoir voyagé des milliards d'années en témoigne.
Peut-on extrapoler et dire de toutes les particules, tant qu'elles n'interagissent pas, ou plutôt tant qu'elles ne sont pas transformées à la suite d'une interaction, qu'elles sont éternelles, donc sans cesse neuves ?  
C'est le premier paragraphe de ces deux pages qui avait d'abord attiré mon attention : Le photon, grain élémentaire de lumière, particule omniprésente et véhicule de l'information n'est en général observable que lorsqu'il disparaît. Ainsi la rétine absorbe la lumière et la transforme en un courant électrique qui stimule le nerf optique. Un phénomène analogue se produit sur la surface sensible des photodétecteurs usuels. L'information portée par les photons est détruite au fur et à mesure qu'elle est enregistrée. On peut voir un objet macroscopique aussi souvent qu'on le veut, mais ce sont à chaque fois de nouveaux photons qui véhiculent son image vers l'oeil.
La lumière du jour provient du soleil, celle de la nuit de l'électricité, ou de la lune et des étoiles -soleil, étoiles, éclairage électrique : tous ne produisent-ils pas continûment des photons absolument nouveaux ? Dans la journée notre rétine absorbe ''de nouveaux photons'' à chaque instant de la vision -nouveaux au sens d'un afflux continu d'autres photons, mais aussi physiquement nouveaux, puisqu'ils nous viennent tout droit du soleil et que nul oeil avant le nôtre ne les a captés. Tout droit : c'est du moins ce qu'on pourrait croire. Mais Jean-Marc Lévy-Leblond, dans De la Matière, (Seuil, 2006), explique que le photon que l'oeil absorbe n'est pas le photon solaire qui arrive dans l'atmosphère : il y a passage de relais d'atome à atome, par absorption du photon et émission d'un autre photon. La question que j'aimerais poser à un physicien : quand un atome de l'atmosphère, ou le filament d'une ampoule ou une flamme émettent un photon, -est-ce un photon déjà existant qui est recyclé, ou est-ce un photon qu'on peut tenir pour absolument nouveau ? Tout rayonnement n'est-il pas nécessairement un rayonnement physiquement neuf ?
Dans ce même livre de Jean-Marc Lévy-Leblond se trouve un autre élément (que j'ai déjà évoqué) en faveur de cette idée, celui de l'identité des particules : De fait, une propriété essentielle des objets quantiques d'un genre donné (les électrons, les photons, etc.) est leur identité absolue : tous les électrons sont absolument identiques, on ne peut pas, par principe, les discerner. Et il cite un auteur américain, Peter Pesic : Les objets quantiques manquent totalement de singularité. [...] Les électrons sont radicalement égaux. L'individualité d'un électron est son espèce, et rien de plus ; il n'est qu'une occurrence d'''électronité'', et rien de plus. (Seeing Double, MIT Press, 2002).
Identité absolue : j'en conclus qu'il n'y a donc ni jeunes ni vieilles particules, qu'une particule persiste telle quelle à travers le temps sans altération physique, dure sans vieillir, jusqu'à ce qu'une interaction la transforme. Autrement dit, qu'une particule est sans cesse neuve, que la matière est sans cesse neuve, que la nature, qui est une masse de particules, est sans cesse physiquement neuve.                   

15 avril 2018

''Le temps n'outrage que l'homme''

En terminant de lire la troisième et la quatrième parties de l'Allemagne de Madame de Staël, j'ai été frappé par une page où affleure clairement l'idée d'une nouveauté physique continue de la nature. Elle évoque un auteur qui compare ensemble les ruines de la nature, celles de l'art et celles de l'humanité. Et elle ajoute : 

Une chose bien digne de remarque en effet c'est l'action si différente des années sur la nature, sur les ouvrages du génie et sur les créatures vivantes. Le temps n'outrage que l'homme : quand les rochers s'écroulent, quand les montagnes s'abîment dans les vallées, la terre change seulement de face ; un aspect nouveau excite dans notre esprit de nouvelles pensées, et la force vivifiante subit une métamorphose, mais non un dépérissement ; les ruines des beaux-arts parlent à l'imagination, elle reconstruit ce que le temps a fait disparaître, et jamais peut-être un chef-d'oeuvre dans tout son éclat n'a pu donner l'idée de la grandeur autant que les ruines mêmes de ce chef-d'oeuvre. On se représente les monuments à demi détruits revêtus de toutes les beautés qu'on suppose toujours à ce qu'on regrette : mais qu'il est loin d'en être ainsi des ravages de la vieillesse ! 

A peine peut-on croire que la jeunesse embellissait ce visage dont la mort a déjà pris possession : quelques physionomies échappent par la splendeur de l'âme à la dégradation ; mais la figure humaine dans sa décadence prend souvent une expression vulgaire qui permet à peine la pitié ! Les animaux perdent avec les années, il est vrai, leur force et leur agilité, mais l'incarnat de la vie ne se change point pour eux en livides couleurs, leurs yeux éteints ne ressemblent pas à des lampes funéraires qui jettent de pâles clartés sur un visage flétri. 

Lors même qu'à la fleur de l'âge la vie se retire du sein de l'homme, ni l'admiration que font naître les bouleversements de la nature, ni l'intérêt qu'excitent les débris des monuments, ne peuvent s'attacher au corps inanimé de la plus belle des créatures. L'amour qui chérissait cette figure enchanteresse, l'amour ne peut en supporter les restes, et rien de l'homme ne demeure après lui sur la terre qui ne fasse frémir même ses amis.    

''...et la force vivifiante subit une métamorphose, mais non un dépérissement'' : il y a bien là l'idée que la nature, que le monde physique changent mais ne se dégradent pas, durent mais ne vieillissent pas, -qu'ils sont sans cesse neufs.                    




19 octobre 2017

Néoésis : le ''désir du nouveau''

   Le Cratyle est un dialogue de Platon qui porte sur la ''justesse des noms''. Socrate semble d'abord contredire la thèse d'Hermogène, pour qui les mots sont le résultat d'une convention, et prendre le parti de l'héraclitéen Cratyle, qui pense que les noms reflètent l'être des choses, qui s'écoulent sans cesse. 


La lettre r en particulier semble à Socrate être propre à exprimer le mouvement (il donne l'exemple de rhéin, couler et rhoè, courant). Pris d'une verve intarissable, il décline une centaine d'étymologies, la plupart fantaisistes : noms des dieux, dont Kronos, des héros, dont Oreste, des astres (la lune), puis concepts abstraits : doxa, épistémè, hèdonè (qui a donné hédonisme), hèméra (éphémère), etc. Le Cratyle est à sa manière est un petit manuel de grec ancien. Il poursuit avec phronèsis, la pensée :
Socrate : Par le chien, je crois que je n'ai pas été un mauvais devin en imaginant tout à l'heure que ceux qui, dans les temps très anciens, ont établi les noms étaient absolument dans le même état d'esprit que la plupart des savants de nos jours, qui, à force de tourner en rond pour chercher la nature des êtres, sont pris de vertige et croient alors que ce sont les choses qui tournent et ne cessent de se mouvoir. Ils ne voient que c'est de leur disposition intérieure que vient cette opinion ; ils croient au contraire que ce sont les choses mêmes qui sont ainsi faites, qu'il n'y a rien en elles de permanent ni de stable, qu'elles coulent et passent, et que tout est en mouvement et en génération perpétuelle. En parlant ainsi, je pense à tous les noms mis en avant tout à l'heure.
Hermogène: Que veux-tu dire par là Socrate ?
Socrate : Tu n'as peut-être pas fait attention que c'est absolument sur l'idée qu'elles se meuvent, s'écoulent et évoluent qu'on a forgé leurs noms.
Hermogène : Non, je ne m'en étais pas douté.
Socrate : Eh bien, pour commencer, le premier nom que nous avons cité repose entièrement sur l'idée que les chose sont telles.
Hermogène : Quel nom ?
Socrate : La pensée (phronèsis). C'est en effet la perception du mouvement et de l'écoulement (phorâs kaï rhou noèsis). On pourrait aussi l'entendre par ce qui aide au mouvement (phôras onèsis). En tout cas, c'est au mouvement qu'elle se rapporte. [...] Passons, si tu veux, à ce qu'est noèsis (l'intelligence) : c'est le désir du nouveau (néou hésis). Or la nouveauté des êtres signifie qu'ils deviennent sans cesse. L'amour de l'âme pour la nouveauté, voilà donc ce qu'a voulu désigner celui qui a établi le nom de néoésis : car autrefois on ne disait pas noèsis ; au lieu de l'è, il devait y avoir deux é : néoésis (traduction Chambry, GF). La traduction Belles Lettres est un peu différente et plus juste :
Autre exemple : l'intellection (noèsis) est en soi le désir du nouveau (néou hésis). Or la nouveauté des êtres signifie qu'ils sont sans cesse dans le devenir. C'est à quoi l'âme aspire, comme l'indique l'auteur de ce nom, néoésis.
Le dictionnaire Bailly définit hésis: mouvement vers, désir, et donne précisément cet exemple du Cratyle. Aspire est la traduction de éphiestai. Chambry traduit plus loin ce même verbe par s'élancer vers (quand Socrate examine le mot volonté). C'est le verbe qui apparaît dans la première phrase de l'Ethique de Nicomaque d'Aristote et qui est traduit par tendre vers.
Noèsis, l'intelligence, ou l'intellection, est donc selon Socrate l'aspiration de l'âme au nouveau.
De toutes les étymologies du Cratyle, c'est celle qui me frappe le plus. L'intelligence y est associée à la perception du nouveau -bien mieux : au goût pour le nouveau, au désir du nouveau. Elle implique que l'absence de perception de la nouveauté et d'appétence pour elle est un défaut d'intelligence. Etre intelligent, c'est suivre et aimer le renouvellement incessant du monde. La nostalgie, le goût pour ce qui est passé, ancien, révolu, la cécité pour le flux continu de l'être ou la volonté de le fixer sont le contraire de l'intelligence. Mais s'il cite Héraclite (Héraclite dit, n'est-ce pas, que tout passe et que rien ne demeure, et comparant les choses à un courant d'eau, qu'on ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve), Socrate, ou plutôt Platon, n'est nullement, lui, un amateur du nouveau, du changeant, du mouvant : il n'y voit qu'un problème et un obstacle à la connaissance. Dans toute la fin du dialogue, il se montre anti-héraclitéen et exprime ses réserves à l'égard de la thèse de Cratyle, qu'il vient pourtant d'illustrer avec tant d'éclat et d'interminables exemples :
Socrate : Maintenant prenons garde de nous laisser abuser par cette multitude de noms de même tendance. Sans doute leurs auteurs les ont-ils vraiment établis d'après l'idée que tout est dans un mouvement et un flux perpétuels, car il me semble qu'eux aussi avaient bien cette idée, mais il se peut que les choses se passent autrement, et que ce soit eux-mêmes qui, tombés dans une sorte de tourbillon, y soient confondus et nous y tirent et nous y entraînent avec eux. Considère en effet, admirable Cratyle, une pensée qui me revient souvent comme en rêve. Devons-nous dire qu'il existe quelque chose de beau et de bon en soi et qu'il en est de même pour chaque chose particulière ?Faut-il le dire ou non ?
Cratyle : A mon avis, Socrate, il faut le dire.
Socrate : Examinons donc cette chose en soi, au lieu d'examiner si tel visage ou quelque objet du même genre est beau et si tout cela paraît en proie à l'écoulement. Ce beau en soi n'est-il pas, selon nous, toujours pareil à lui-même ?
Cratyle : Nécessairement .
Socrate : Pourrait-on dire proprement du beau, s'il passe sans cesse, d'abord qu'il est telle chose, puis qu'il est de telle nature ? Ne devrait-il pas, tandis que nous parlons, devenir autre à l'instant, se dérober et ne plus être ce qu'il était ?
Cratyle : Si, nécessairement.
Socrate : Alors, comment une chose qui n'est jamais dans le même état pourrait-elle avoir quelque existence ? Si, à un moment donné, elle s'arrête dans le même état, il est clair que, pendant ce temps-là du moins, elle ne subit aucun changement. Si, au contraire, elle est toujours dans le même état et reste la même, comment pourrait-elle changer ou se mouvoir, alors qu'elle ne sort pas de sa forme ?
Cratyle : Elle ne le pourrait en aucune façon.
Socrate : En outre, elle ne pourrait pas non plus être connue de qui que ce soit ; car au moment où l'on s'en approcherait pour la connaître, elle deviendrait autre et différente, de sorte qu'on ne pourrait plus connaître sa nature ou son état. Il n'y a évidemment pas de connaissance qui connaisse ce qui n'est dans aucun état.
Cratyle : Il en est comme tu dis.
Socrate : Mais on ne peut même pas dire, Cratyle, qu'il y ait connaissance, si tout passe et si rien ne demeure fixe ; car, si cette chose même que nous appelons connaissance ne cesse pas d'être connaissance, alors la connaissance peut subsister toujours, et il y a connaissance. Mais si la forme de la connaissance vient à changer, elle se change en une autre forme que la connaissance, et, du coup, il n'y a plus de connaissance ; et, si elle change toujours, il n'y aura jamais connaissance, et pour la même raison il n'y aura ni sujet qui connaisse ni objet à connaître. Si au contraire le sujet connaissant subsiste toujours, si l'objet connu subsiste, si le beau, si le bien, si chacun des êtres subsiste, je ne vois pas que les choses dont nous parlons en ce moment aient aucune ressemblance avec le flux et le mouvement.

Platon aspire au stable, et non au mouvant. Il cherche la vérité dans la stabilité, pas dans la nouveauté. Que la réalité devienne, qu'elle soit sans cesse neuve, lui semble un problème et non une merveille.


J'aime ce Cratyle, qui surenchérissait sur Héraclite : selon Aristote (dans sa Métaphysique), Cratyle reprochait à Héraclite d'avoir dit qu'il est impossible d'entrer deux fois dans le même fleuve : lui-même en fait retenait qu'il est impossible d'y entrer ne serait-ce qu'une seule fois. Ce qui ne veut pas dire qu'on ne peut pas se baigner, mais que le fleuve n'est pas un seul instant le même : il ne cesse pas d'être nouveau.    

18 novembre 2016

Qu'est-ce qu'une chose ?

Texte d'un cours de 1935-36 publié en 1962, Qu'est-ce qu'une chose ? est le commentaire d'un passage, que Heidegger tient pour central, de ''l'oeuvre maîtresse'' de Kant. L'introduction (le premier quart du livre) me semble plus intéressante et plus lisible que le commentaire lui-même. Il y rapporte une anecdote sur Thalès tirée d'un dialogue de Platon : un jeune servante s'était esclaffée parce qu'il était tombé dans un puits : celui qui cherchait à obtenir la connaissance des choses célestes n'avait pas la connaissance minimale des choses quotidiennes.

Puis il distingue 3 sens du mot chose : 1. les choses au sens courant : pierre, outil, arbre (et il ajoute curieusement dans cette liste les animaux : lézard et guêpe -irait-il jusqu'à tenir les chiens, les chevaux et les chimpanzés pour des choses ? ) ; 2. les choses plus abstraites (les nombres, le courage...) ; 3. tout ce qui précède et en plus tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, est un quelque chose et n'est pas rien.
Et il précise qu'il s'en tiendra au premier sens, pour éviter les railleries de la servante. Mais plus on avance dans le livre, plus on s'éloigne des choses concrètes, plus on dérive vers un conceptualisme hors-sol et une perte du contact avec la réalité. Alors que l'introduction est tout à fait intelligible, on arrive à la fin du livre à des paragraphes de ce style :
Les principes sont des règles conformément auxquelles se forme l'ob-stase de l'objet pour le représenter humain. Les axiomes de l'intuition et les anticipations de la perception concernent à un double point de vue la possibilisation de l'être-vis-à-vis d'un vis-à-vis : d'une part au point de vue de l'en-quoi de ce qui a caractère de vis-à-vis, et d'autre part au point de vue de la quiddité du vis-à-vis.
Là, je crois entendre le rire de la servante.
Le passage de l'introduction (et en fait de tout le livre) qui m'a le plus frappé se trouve dans le chapitre consacré à l'espace et au temps (A, 5) :
Lors de l'interrogation sur l'espace, il semblait s'offrir encore quelque perspective de le trouver dans la chose même. Avec le temps ceci n'est même pas le cas. Le temps s'écoule par-dessus les choses, comme le torrent par-dessus les galets. Peut-être même d'une manière un peu différente, car le mouvement de l'eau dérange les pierres qui se heurtent et s'usent les unes contre les autres. Mais le flux du temps laisse les choses tout à fait intouchées. Que maintenant le temps courre de 5 h 15 jusqu'à 6 h cela ne fait rien à la craie. Il est vrai que nous disons : ''avec'' le temps, et ''dans le cours'' du temps les choses changent. La fameuse ''dent''' du temps doit ''ronger'' même les choses. Que les choses changent dans le cours du temps, on ne peut le contester. Mais quelqu'un observa-t-il jamais comment le temps ronge les choses, c'est-à-dire d'une manière générale comment il s'y prend avec elles ?
En face de la phrase sur la craie, j'ai écrit faux. Qu'un philosophe qui passe pour important puisse avoir une perception si obtuse de la réalité m'a sidéré. D'autres philosophes ont eu l'oeil plus perçant : Nietzsche par exemple, ou Bergson. Il est singulier qu'il cite quelques pages plus loin La Volonté de Puissance, où Nietzsche affirme que nous ne sommes pas assez subtils pour apercevoir l'écoulement probablement absolu du devenir ; le permanent n'existe que grâce à nos organes grossiers qui résument et ramènent les choses à des plans communs, alors que rien n'existe sous cette forme. L'arbre est à chaque instant une chose neuve [...] (Livre II, 299 ; cf aussi II, 298 : l'oxygène n'est à aucun moment ce qu'il était au moment précedént, c'est un corps nouveau, tr. Bianquis, TEL Gallimard, 1995).
Quant à Bergson, on lui doit cette formule : le changement ininterrompu que nous appelons une ''chose'' (La Pensée et le Mouvant, PUF, p.162). Pour lui non seulement les choses changent de façon continue, mais le changement est substantiel, il est l'essence même de la réalité. Gilles Deleuze résumait ainsi Bergson (dans un texte repris dans L'Ile déserte) : le temps réel est altération, et l'altération est substance.
Le bon sens ou l'intuition de Heidegger lui disent que son affirmation sur la craie n'est pas satisfaisante : Il est vrai que nous disons : ''avec'' le temps, et ''dans le cours'' du temps les choses changent. La fameuse ''dent''' du temps doit ''ronger'' même les choses. Que les choses changent dans le cours du temps, on ne peut le contester. Mais son intuition ne va pas bien loin : il ne voit pas que ce n'est pas seulement dans le cours du temps, d'une année sur l'autre, d'un jour à l'autre ou d'un instant à l'autre, mais sans cesse que les choses changent : toute matière se modifie à chaque instant. La craie n'est à aucun moment ce qu'elle était au moment précedent, elle est à chaque instant une chose neuve.
La question finale me semble être le meilleur du livre :
Mais quelqu'un observa-t-il jamais comment le temps ronge les choses, c'est-à-dire d'une manière générale comment il s'y prend avec elles ?
Mais elle est mal posée. Car ce n'est pas le temps qui ronge les choses, ce sont des phénomènes physiques qui les altèrent sans cesse. Le temps conçu comme arène absolue où se déroulent les choses n'est qu'une abstraction, qu'une idéalité. On croit que cette idéalité a une existence réelle, que dans un univers sans matière le temps continuerait à couler, qu'il n'y a pas de lien consubstantiel entre la matière et le temps, de sorte qu'on pense que le flux du temps laisse les choses tout à fait intouchées. Et on se demande comment ce temps abstrait, sans lien avec la matière, peut altérer la matière, comment une dimension si abstraite affecte les choses. Il faudrait plutôt poser la question ainsi : quelqu'un observa-t-il jamais les phénomèmes physiques qui font que les choses changent sans cesse ? On a plus de chance de trouver des réponses à cette question du côté des physiciens que du côté des philosophes. Heidegger connaissait les découvertes de la physique du premier tiers du XX° siècle : il cite dans le livre Eddington, Bohr et Heisenberg. Du premier il évoque la fameuse distinction entre les deux tables (A. 4) :
Le physicien et astronome anglais Eddington, parlant de sa table, dit que toute chose de cette sorte, table, chaise, etc. a un sosie, un double. La table n°1 est la table connue depuis l'enfance. La table n° 2 est la ''table scientifique''. Cette table scientifique, c'est-à-dire la table que la science détermine dans sa choséité, ne se compose pas de bois, mais se compose pour la plus grande part d'espace vide ; dans ce vide sont semées çà et là des charges électriques qui vont et viennent brusquement à grande vitesse.
Heidegger évoque ici un passage de The Nature of the Physical World (1927). L'édition française de 1929 le traduit ainsi : Ma table scientifique est faite pour la plus grande part de vide. Répandues de façon clairsemée dans ce vide, on trouve de nombreuses charges électriques qui courent çà et là avec une grande vitesse (numerous electric charges rushing about with great speed); mais leur masse combinée revient à moins d'un billionième de la masse de la table.
Et le texte se poursuit ainsi :
Malgré sa construction étrange, elle se révèle être une table tout à fait performante. Elle supporte le papier sur lequel j'écris de façon aussi satisfaisant que la table n° 1 ; car quand je pose le papier sur elle, les petites particules électriques avec leur vitesse impétueuse continuent à frapper le dessous de la feuille, de sorte que le papier est maintenu à la façon d'un volant à un niveau à peu près constant. Si je m'appuie sur cette table, je ne passerai pas à travers ; ou, pour être tout à fait exact, la probabilité pour que mon coude scientifique passe à travers ma table scientifique est si excessivement faible qu'elle peut être négligée dans la vie pratique.

Heidegger connaissait au moins deux des multiples phénomènes physiques qui modifient sans cesse les choses : celui indiqué par Eddington et celui qu'il signale lui-même : le mouvement de l'eau dérange les pierres qui se heurtent et s'usent les unes contre les autres. Mais ces éléments -surtout le premier- n'ont aucune incidence sur sa réflexion et son intuition de la réalité. Il ne fait pas le lien entre sa craie et la table d'Eddington. Il en reste au stade de la craie n°1. Les électrons sont en mouvement constant, et par conséquent -à ne considérer que ce seul aspect physique : il y en a d'autres- la craie n'est pas un seul instant la même. La craie ou la table de 5 h 16 -et même de 5 h 15 01- ne sont plus les mêmes que celles de 5 h 15 : il y a en elles quelque chose de physiquement nouveau.

Bergson en revanche était d'emblée passé au stade n°2, il avait intégré les données de la physique de l'époque -avec aisance et même avec plaisir, y voyant une confirmation de son intuition : Déjà la science physique nous suggère cette vision des choses matérielles. Plus elle progresse, plus elle résout la matière en actions qui cheminent à travers l'espace, en mouvement qui courent çà et là [l'emploi de cette expression laisse à penser qu'il avait également lu Eddington] comme des frissons, de sorte que la mobilité devient la réalité même. Sans doute la science commence par assigner à cette mobilité un support. Mais, à mesure qu'elle avance, le support recule ; les masses se pulvérisent en molécules, les molécules en atomes, les atomes en électrons ou corpuscules : finalement, le support assigné au mouvement semble bien n'être qu'un schéma commode, simple concession du savant aux habitudes de notre imagination visuelle. La table ordinaire, celle que saisit notre perception habituelle, est aussi, vue à une autre échelle, une immensité mouvante : Que deviendrait la table sur laquelle j'écris en ce moment si ma perception, et par conséquent mon action, était faite pour l'ordre de grandeur auquel correspondent les éléments, ou plutôt les événements, constitutifs de sa matérialité ? Mon action serait dissoute ; ma perception embrasserait, à l'endroit où je vois ma table, et dans le court moment où je la regarde, un univers immense et une non moins interminable histoire. Il me serait impossible de comprendre comment cette immensité mouvante peut devenir, pour que j'agisse sur elle, un simple rectangle, immobile et solide (La Pensée et le Mouvant, p.165 et 62). La table -ou tout objet matériel. Heidegger ne connaît que la craie qui d'une heure à l'autre semble inerte, immobile et solide. Bergson la complète par la craie n°2, celle qui, dans le court moment où je la regarde, connaît une interminable histoire.

5 novembre 2016

Peindre l'impossible : Munch, Hodler, Monet -et Constable

(A propos de l'exposition du Musée Marmottan, sept 2016-janv 2017)



La pauvreté inerte et plus ou moins terne de la peinture me semble toujours loin de la richesse mouvante et étincelante du réel. Le Soleil de Munch, l'eau et les herbes sous la Barque de Monet manquent non seulement d'activité et d'éclat, il leur manque aussi cette propriété merveilleuse de la réalité physique de se renouveler sans cesse. Le rayonnement solaire est sans cesse un rayonnement neuf, l'eau n'est pas seulement mobile, elle aussi est sans cesse neuve, sans cesse fraîche -quelle que soit la quantité d'impuretés et de polluants qu'elle contienne. Tout ce qui est matériel : les arbres, l'air, le sol et la roche, etc -tout se renouvelle sans cesse. Tout est neuf à chaque instant, tout est neuf sans répit. Dire que le temps passe, est-ce dire autre chose que le réel est sans cesse nouveau ? Munch voulait rendre le soleil et Monet des choses impossibles à faire : de l’eau avec de l’herbe qui ondule au fond… c’est admirable à voir, mais c’est à rendre fou de vouloir faire ça. Ce que voulait rendre Constable, quelques décennies avant eux (1776-1837), c'était cette fraîcheur matérielle. Le chapitre consacré à La vision naturaliste par Kenneth Clark dans L'Art du paysage, et des passages de la correspondance de Constable vont dans ce sens. On ne voit véritablement ses tableaux qu'avec ces éléments à l'esprit.
Kenneth Clark évoque ce qu'il appelait ''le clair-obscur de la nature'', expression qui revient souvent dans ses lettres, et d'après les contextes, on peut voir qu'il désigne par là deux phénomènes différents. Il y voyait d'abord le scintillement de la lumière, ''brises, rosées, fraîches floraisons, qu'aucun peintre au monde n'a encore jamais bien rendues sur sa toile''. C'est un des aspects que l'on tient pour les plus originaux de son oeuvre ; les techniques qu'il y employa, touches séparées et petites zébrures de blanc pur au couteau, eurent une influence décisive sur la peinture française. Mais en parlant de ''clair-obscur de la nature'', Constable voulait dire aussi qu'un jeu théâtral de l'ombre et de la lumière devait faire le fond de toute composition de paysage, et dire la tonalité du sentiment où la scène avait été peinte. [...] C'est ce sens de l'unité dramatique, comme le goût de la fraîcheur de la nature qui distingue Constable de ses contemporains (Gérard Monfort éditeur, 1994).
Clark cite ici une lettre célèbre de Constable, dans la version qu'en donnait C. R. Leslie dans sa biographie classique, Memoirs of the Life of JC (1845, édition Phaidon, 1995, p. 186). Le texte original, tel qu'on le trouve dans les six volumes de la Constable's Correpondence (Suffolk Records Society, 1962-1968, vol 3, p. 96) diffère légèrement. Il s'agit d'une lettre à Leslie datant de 1833 : It is time, at 56, to begin, at least, to know ''oneself'', -and I do know what I am not, and your regard for me has at least awakened me to believe in the possibility that I may yet make some impression with my "light" -my "dews" -my "breezes" -my bloom and my freshness -no one of which qualities has yet been perfected on the canvas of any painter in the world.
Il est temps, à 56 ans, de commencer, au moins, à se connaître ''soi-même'', et je sais ce que je ne suis pas, et l'estime que vous me témoignez m'a au moins porté à croire à la possibilité que je puis encore faire impression avec ma ''lumière'' -mes ''rosées'' -mes ''brises'' -mon efflorescence et ma fraîcheur -qualités dont aucune n'a encore été parfaitement rendue sur la toile d'aucun peintre au monde.
Dans le chapitre 5 de sa biographie, Leslie, cite une lettre de Constable à sa femme datée de mai 1819 (Phaidon, 1995, p. 63) :
Everything seems full of blossom of some kind and at every step I take, and on whatever object I turn my eyes, that sublime expression of the Scriptures, ''I am the resurrection and the life'', seems as if uttered near me.
Tout semble plein d'une sorte de floraison et à chaque pas que je fais, et sur quelque objet que je tourne les yeux, cette expression sublime des Ecritures, ''Je suis la résurrection et la vie'', semble comme prononcée près de moi.

Le mot blossom, dans cette phrase, ne peut avoir qu'un sens figuré : il s'applique à everything (donc pas seulement aux végétaux), et il est caractérisé par of some kind. D'autre part il emploie le verbe seems : quand un arbre est en fleurs, on ne dit pas qu'il semble en fleurs. Mais là encore Leslie a pris des libertés avec l'original. La Constable's Correspondence (vol 2, p. 246) porte :
Every tree seems full of blossom of some kind & the surface of the ground seems quite lovely -every step I take & on whatever object I turn my eye that sublime expression in the Scripture ''I am the resurrection & the life'' &c, seems verified about me. Il parlait donc des arbres. Mais on retrouve l'expression of some kind et le verbe seem. Et on whatever object. Il parle moins de la floraison printanière que d'une autre floraison, -de la fraîcheur de chaque objet naturel. L'idée de résurrection, en mai, appliqué au végétal, se comprend. Mais appliqué à whatever object : donc au sol, aux cours d'eau, à une pierre, à une souche morte ? Ce qu'il appelait blossom of some kind, c'est la fraîcheur, la nouveauté sans répit de tout objet matériel. 

Golding Constable's Kitchen Garden
 

Les mots fresh ou freshness apparaissent régulièrement dans la biographie de Leslie, notamment dans le chapitre 7 : un ami peintre le trouve excessif in the modes he adopted to obtain this quality. Dans le chapitre 8 : en 1824, plusieurs de ses toiles sont exposées au Salon de Paris, dont The Haywain, et frappent les esprits (en particulier Delacroix) : un correpondant lui rend compte du Salon et évoque the freshness of your pictures. Dans le texte qui accompagne une série de gravures de ses tableaux (English Landscape), Constable écrit qu'il souhaite accroître l'intérêt pour et promouvoir l'étude des paysages ruraux de l'Angleterre, dans tout ce qu'ils peuvent avoir d'attachant, même dans ses localités les plus modestes ; de l'Angleterre avec son climat d'une fraîcheur plus que printanière (of England with her climate of more than vernal freshness). Qu'entendait-il par more than vernal freshness sinon ce qu'on lit déjà dans blossom of some kind ?
Dans la John Constable's Correspondence, on trouve aussi ce mot sur Ruysdael (dont le nom apparaît souvent dans la biographie de Leslie) : Le graveur Reynolds me dit que ma ''fraîcheur'' dépasse la fraîcheur de tous les peintres qui ont jamais vécu -car à mon piquant de ''couleur'' j'ai ajouté de la ''lumière'' : Ruysdael (le plus frais de tous) et Hobbema étaient noirs (lettre à Fisher, 17 nov 1824, vol 6 p. 181).
Très significative de l'intensité de sa perception du dehors physique me semble cette remarque, faite alors qu'il revient du Suffolk (sa région natale, connue sous le nom de Constable Country) en juillet 1831 : Rien ne peut dépasser la beauté de la campagne ; elle fait apparaître les tableaux comme de tristes faux-semblants, même ceux où la nature est le mieux saisie (Leslie, chapitre 12. Remarques semblables dans les chapitres 14 et 15). C'est avec ce jugement iconoclaste en tête qu'il faut regarder ses tableaux -ou plutôt qu'il faut parvenir à la perception qu'il avait de la nature, ses tableaux n'en étant qu'un témoignage secondaire. On peut penser qu'il s'appliquait aussi à lui-même cette observation de l'une de ses conférences sur la peinture de paysage : Il ne fait pas de doute que les plus grands peintres ne considéraient leurs meilleurs efforts que comme des expériences, et peut-être des expériences qui avaient échoué si on les compare à leurs espérances, leurs souhaits, et à ce qu'il voyait dans la nature (Leslie, chap 18). On retrouve le même iconoclasme chez un artiste du XX° siècle : Giacometti, dans ses entretiens radiophoniques, disait ainsi : Maintenant, je trouve tout ce qui existe -ce tabouret, les arbres, n'importe quoi- mille fois plus beau que les oeuvres d'art. Ou : Moi, les photos, je les vois pas (Entretien avec Pierre Dumayet repris dans Ecrits, Hermann, 1990, et entretien du 16 avril 1957 avec Georges Charbonnier : des peintres abstraits sortent leur portefeuille pour lui montrer une photo de leur femme et de leurs enfants : il leur reproche d'y voir une représentation valable de la réalité).

4 novembre 2016

Manifeste matinal

La sorte d'oeuvre rafraîchissante dont je veux m'accroître : intensifier la perception de cette âpre fraîcheur physique du dehors, de cette qualité active, ardente, frémissante, corrosive, du réel matériel : ce qui crépite presque visible dans les vagues transparentes du soleil matinal, pas seulement chaque jour nouveau, selon le mot d'Héraclite, mais toujours nouveau continuellement, ce qui de nuit encore, ce qui sans répit altère l'air et la roche et les arbres, tout ce qui est matériel.

Intensifier en soi -par surcroît d'attention, de qui-vive- cette rumeur d'eau courante de l'incessant renouvellement du réel physique. 



Multiplier mon arbre sensoriel, surramifier dans le crâne ce pommier de fraîcheur : qu'y circulent et fraient et croissent les sucs de la nouveauté matérielle incessante.

On pourrait appeler poïétique ce travail de production d'une grande conscience sensorielle. Car il ne s'agit pas de produire des poèmes, modalité de création que je tiens pour secondaire, mais, selon le programme de Thoreau, dans la formulation matinale de Walden, de transformer la qualité du jour. Cette poïétique, je la qualifie de matinale, car le matin est le moment du jour où le monde nous apparaît avec une certaine qualité de nouveauté physique. Or avec un minimum d'attention, chacun découvrirait que cette nouveauté est continuelle : jour et nuit, le monde est matinal. Thoreau :

Pour celui dont la pensée vigoureuse et flexible suit le soleil dans sa course, le jour est un perpétuel matin. [...] Le matin, c'est lorsque je m'éveille, lorsque l'aube est en moi. La réforme morale est l'effort que l'on fait pour rejeter le sommeil. [...] Des millions d'entre eux sont assez éveillés pour leurs tâches matérielles, mais un seul sur un million est assez éveillé pour un effort intellectuel fécond, un seul sur cent millions pour mener une vie poétique ou divine. [...] Je ne connais rien d'aussi encourageant que cette indéniable capacité chez l'homme d'élever sa vie par un effort conscient. C'est quelque chose de pouvoir peindre tel tableau ou de sculpter telle statue, et de créer ainsi quelques beaux objets ; mais il est bien plus glorieux de sculpter et de peindre l'atmosphère même et la matière que nos regards traversent, ce que moralement nous sommes capables de faire. Transformer la qualité du jour, c'est là le plus noble des arts (Walden, chap 2, trad. Landré-Augier, Aubier. Sa formulation est ambiguë : ce n'est pas la qualité du jour, c'est-à-dire la qualité du monde, qu'il faut transformer, c'est notre perception du monde qu'il faut affiner. On ne peut guère agir sur le monde, mais on peut agir sur soi, sur sa propre vie et en particulier sur son attention au monde physique).

La question de la communication (verbale ou autre) de mon expérience, de ma perception du monde physique, est secondaire. Ce qui m'importe, c'est cette expérience perceptive : la cultiver, la travailler, l'intensifier. La communication est une retombée. Distinguer la poïétique, première, et la poétique, seconde. Ce qui m'importe, c'est ma conscience, c'est le gouffre de mes perceptions -le passage de la fraîcheur.

Découvrir, percevoir cette fraîcheur physique, c'est aborder une autre terre, sans cesse nouvelle, c'est toucher le lit, la source, la corne d'abondance ! Je pense à ces mots de Maître Eckhart :

L'homme qui a ainsi renoncé aux choses dans leur forme la plus basse où elles sont quelque chose de mortel, il les reçoit de nouveau en Dieu, où seulement elles sont quelque chose de réel : tout ce qui, ici, est mort, est, là, vie, et tout ce qui, ici, est grossièrement palpable, est là, en Dieu, esprit (Oeuvres de Maître Eckhart, Tel Gallimard, 1987, p. 113).

Esprit : souffle, -fraîcheur. Dans la nature, tout objet est neuf, sans cesse neuf, absolument neuf. -Un vieil arbre -mais sa matière est sans cesse nouvelle, sa vieillesse n'est que biologique. Sa biologie est vieille, mais sa physique est toujours jeune, toujours nouvelle. Tout ce qui, ici, dans la perception ordinaire, paraît vieux, est là, dans cette perception plus aiguë, neuf. J'aime entre tous ce fragment de Nietzsche où il écrit que l'arbre est à chaque instant une chose neuve.

Qu'on sorte dehors, qu'on renouvelle en soi, glaive rouillé qui étincelle sous la morsure de l'air vif, ou plutôt qu'on produise, qu'on crée en soi l'attention à la fraîcheur des pierres, des arbres, de l'air, qu'on ouvre grand sa faculté de percevoir : toute la terre et les corps sont parcourus de ce torrent, -continûment altérés, traversés, rafraîchis. De flexueux réseaux perceptifs se tissent dans le cortex pour mieux capter ce qui apparaît à chaque fois -à chaque nouvelle prise sensorielle- comme ce feu héraclitéen toujours vivant, comme cette âpre fraîcheur, cette nouveauté physique continue de tout l'espace terrestre.

4 octobre 2016

Un objet sans cesse neuf

Magie d'un objet qui aurait la propriété merveilleuse de se renouveler sans cesse, d'être toujours neuf. Une voiture par exemple, ou une paire de gants -non pas une jolie paire de cérémonie, qu'on ne porte qu'une fois, mais une paire ordinaire, de gros gants de cuir dont on se sert fréquemment et sans ménagement pour casser du bois ou pour jardiner- qui serait toujours neuve, non seulement d'une année sur l'autre, mais d'une génération à l'autre, et qu'on se transmettrait dans la famille depuis cent, depuis mille générations, et qui serait toujours souple et solide, inusable, intacte, -absolument neuve. Cet objet existe. Il ne se trouve pas dans les contes, ce n'est pas un accessoire des fées. Cet objet, c'est la nature, l'ensemble de la réalité matérielle qui nous entoure et dont nous sommes nous-mêmes une manifestation. Le moindre petit jardin est un temple à ciel ouvert -un temple hypèthre, comme dirait Thoreau (dans La Vie sans principes)- où l'on peut rendre un culte au dieu du nouveau, -au dieu de la matière qui se renouvelle sans cesse.


Un arbre mort sur une hauteur, ou un morceau de bois flotté sur le rivage peuvent nous frapper par leur beauté et leur intensité. Du point de vue de la perception ordinaire (celle qui ne saisit de la réalité qu'une ''simplification pratique'', selon la formule de Bergson dans la fameuse digression du chapitre 3 du Rire : Quel est l'objet de l 'art ?), ce sont de vieux objets morts. Vieux et morts : sur le plan biologique, ce n'est guère contestable. Mais sur le plan physique ? Il me semble que la notion de vieillissement n'a de sens que dans la sphère biologique, et qu'une particule n'a les propriétés d'une particule qu'autant qu'elle est aussi active et énergique, aussi neuve qu'à la première seconde. Un arbre mort est objet physiquement neuf à chaque instant, et, pour le moins, un objet à chaque instant actif, puisque les électrons sont en mouvement constant autour du noyau, que les noyaux s'agitent en permanence, et qu'au sein des noyaux les quarks vibrionnent. Existe-t-il des électrons qui se traînent, -fatigués, ridés, rouillés, frappés par le vieillissement ? Ou faut-il penser qu'un électron ne demeure électron -et plus généralement qu'une particule ne demeure telle- que s'ils restent absolument neufs à chaque instant ? Selon les physiciens, les électrons et autres particules sont strictement identiques (cf par exemple Jean-Marc Lévy-Leblond, De la matière, Seuil, 2006, chapitre 1, qui cite Peter Pesic, Seeing Double, MIT, 2002). Faut-il s'interdire d'en conclure qu'il n'y a ni jeunes ni vieilles particules -puisqu'elles sont toutes identiques ? Qu'elles sont toujours dans l'état propre aux particules de leur espèce, vives et neuves comme à la première seconde ?

La nature donne une incessante impression de fraîcheur, d'intense nouveauté physique -comment en rendre compte si la matière n'est pas à chaque instant neuve ? Une chose est certaine : percevoir cette fraîcheur est toujours une joie, gratuite, inépuisable, et qu'on peut s'offrir partout et à chaque instant -ou plutôt pourrait : car l'empire du bruit et des pollutions diverses est parfois tel qu'il perturbe sérieusement notre perception de la réalité matérielle -mais sans jamais altérer la propriété que semble avoir cette réalité de se renouveler sans cesse : polluée ou non, la nature est un objet sans cesse neuf.