Magie d'un objet qui aurait la propriété
merveilleuse de se renouveler sans cesse, d'être toujours
neuf. Une voiture par exemple, ou une paire de gants -non pas une
jolie paire de cérémonie, qu'on ne porte qu'une fois,
mais une paire ordinaire, de gros gants de cuir dont on se sert
fréquemment et sans ménagement pour casser du bois ou
pour jardiner- qui serait toujours neuve, non seulement d'une année
sur l'autre, mais d'une génération à l'autre, et
qu'on se transmettrait dans la famille depuis cent, depuis mille
générations, et qui serait toujours souple et solide,
inusable, intacte, -absolument neuve. Cet objet existe. Il ne
se trouve pas dans les contes, ce n'est pas un accessoire des fées.
Cet objet, c'est la nature, l'ensemble de la réalité
matérielle qui nous entoure et dont nous sommes nous-mêmes
une manifestation. Le moindre petit jardin est un temple à
ciel ouvert -un temple hypèthre, comme dirait Thoreau (dans La
Vie sans principes)- où l'on peut rendre un culte au
dieu du nouveau, -au dieu de la matière qui se renouvelle sans
cesse.
Un arbre mort sur une hauteur, ou un morceau de
bois flotté sur le rivage peuvent nous frapper par leur beauté
et leur intensité. Du point de vue de la perception ordinaire
(celle qui ne saisit de la réalité qu'une
''simplification pratique'', selon la formule de Bergson dans
la fameuse digression du chapitre 3 du Rire : Quel est l'objet de
l 'art ?), ce sont de vieux objets morts. Vieux et morts : sur le
plan biologique, ce n'est guère contestable. Mais sur le plan
physique ? Il me semble que la notion de vieillissement n'a de sens
que dans la sphère biologique, et qu'une particule n'a les
propriétés d'une particule qu'autant qu'elle est aussi
active et énergique, aussi neuve qu'à la première
seconde. Un arbre mort est objet physiquement neuf à chaque
instant, et, pour le moins, un objet à chaque instant actif,
puisque les électrons sont en mouvement constant autour du
noyau, que les noyaux s'agitent en permanence, et qu'au sein des
noyaux les quarks vibrionnent. Existe-t-il des électrons qui
se traînent, -fatigués, ridés, rouillés,
frappés par le vieillissement ? Ou faut-il penser qu'un
électron ne demeure électron -et plus généralement
qu'une particule ne demeure telle- que s'ils restent absolument neufs
à chaque instant ? Selon les physiciens, les électrons
et autres particules sont strictement identiques (cf par exemple
Jean-Marc Lévy-Leblond, De la matière, Seuil,
2006, chapitre 1, qui cite Peter Pesic, Seeing Double, MIT,
2002). Faut-il s'interdire d'en conclure qu'il n'y a ni jeunes ni
vieilles particules -puisqu'elles sont toutes identiques ? Qu'elles
sont toujours dans l'état propre aux particules de leur
espèce, vives et neuves comme à la première
seconde ?
La nature donne une incessante impression de fraîcheur,
d'intense nouveauté physique -comment en rendre compte si la
matière n'est pas à chaque instant neuve ? Une chose
est certaine : percevoir cette fraîcheur est toujours une joie,
gratuite, inépuisable, et qu'on peut s'offrir partout et à
chaque instant -ou plutôt pourrait : car l'empire du bruit et
des pollutions diverses est parfois tel qu'il perturbe sérieusement
notre perception de la réalité matérielle -mais
sans jamais altérer la propriété que semble avoir
cette réalité de se renouveler sans cesse : polluée
ou non, la nature est un objet sans cesse neuf.
