19 octobre 2017

Néoésis : le ''désir du nouveau''

   Le Cratyle est un dialogue de Platon qui porte sur la ''justesse des noms''. Socrate semble d'abord contredire la thèse d'Hermogène, pour qui les mots sont le résultat d'une convention, et prendre le parti de l'héraclitéen Cratyle, qui pense que les noms reflètent l'être des choses, qui s'écoulent sans cesse. 


La lettre r en particulier semble à Socrate être propre à exprimer le mouvement (il donne l'exemple de rhéin, couler et rhoè, courant). Pris d'une verve intarissable, il décline une centaine d'étymologies, la plupart fantaisistes : noms des dieux, dont Kronos, des héros, dont Oreste, des astres (la lune), puis concepts abstraits : doxa, épistémè, hèdonè (qui a donné hédonisme), hèméra (éphémère), etc. Le Cratyle est à sa manière est un petit manuel de grec ancien. Il poursuit avec phronèsis, la pensée :
Socrate : Par le chien, je crois que je n'ai pas été un mauvais devin en imaginant tout à l'heure que ceux qui, dans les temps très anciens, ont établi les noms étaient absolument dans le même état d'esprit que la plupart des savants de nos jours, qui, à force de tourner en rond pour chercher la nature des êtres, sont pris de vertige et croient alors que ce sont les choses qui tournent et ne cessent de se mouvoir. Ils ne voient que c'est de leur disposition intérieure que vient cette opinion ; ils croient au contraire que ce sont les choses mêmes qui sont ainsi faites, qu'il n'y a rien en elles de permanent ni de stable, qu'elles coulent et passent, et que tout est en mouvement et en génération perpétuelle. En parlant ainsi, je pense à tous les noms mis en avant tout à l'heure.
Hermogène: Que veux-tu dire par là Socrate ?
Socrate : Tu n'as peut-être pas fait attention que c'est absolument sur l'idée qu'elles se meuvent, s'écoulent et évoluent qu'on a forgé leurs noms.
Hermogène : Non, je ne m'en étais pas douté.
Socrate : Eh bien, pour commencer, le premier nom que nous avons cité repose entièrement sur l'idée que les chose sont telles.
Hermogène : Quel nom ?
Socrate : La pensée (phronèsis). C'est en effet la perception du mouvement et de l'écoulement (phorâs kaï rhou noèsis). On pourrait aussi l'entendre par ce qui aide au mouvement (phôras onèsis). En tout cas, c'est au mouvement qu'elle se rapporte. [...] Passons, si tu veux, à ce qu'est noèsis (l'intelligence) : c'est le désir du nouveau (néou hésis). Or la nouveauté des êtres signifie qu'ils deviennent sans cesse. L'amour de l'âme pour la nouveauté, voilà donc ce qu'a voulu désigner celui qui a établi le nom de néoésis : car autrefois on ne disait pas noèsis ; au lieu de l'è, il devait y avoir deux é : néoésis (traduction Chambry, GF). La traduction Belles Lettres est un peu différente et plus juste :
Autre exemple : l'intellection (noèsis) est en soi le désir du nouveau (néou hésis). Or la nouveauté des êtres signifie qu'ils sont sans cesse dans le devenir. C'est à quoi l'âme aspire, comme l'indique l'auteur de ce nom, néoésis.
Le dictionnaire Bailly définit hésis: mouvement vers, désir, et donne précisément cet exemple du Cratyle. Aspire est la traduction de éphiestai. Chambry traduit plus loin ce même verbe par s'élancer vers (quand Socrate examine le mot volonté). C'est le verbe qui apparaît dans la première phrase de l'Ethique de Nicomaque d'Aristote et qui est traduit par tendre vers.
Noèsis, l'intelligence, ou l'intellection, est donc selon Socrate l'aspiration de l'âme au nouveau.
De toutes les étymologies du Cratyle, c'est celle qui me frappe le plus. L'intelligence y est associée à la perception du nouveau -bien mieux : au goût pour le nouveau, au désir du nouveau. Elle implique que l'absence de perception de la nouveauté et d'appétence pour elle est un défaut d'intelligence. Etre intelligent, c'est suivre et aimer le renouvellement incessant du monde. La nostalgie, le goût pour ce qui est passé, ancien, révolu, la cécité pour le flux continu de l'être ou la volonté de le fixer sont le contraire de l'intelligence. Mais s'il cite Héraclite (Héraclite dit, n'est-ce pas, que tout passe et que rien ne demeure, et comparant les choses à un courant d'eau, qu'on ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve), Socrate, ou plutôt Platon, n'est nullement, lui, un amateur du nouveau, du changeant, du mouvant : il n'y voit qu'un problème et un obstacle à la connaissance. Dans toute la fin du dialogue, il se montre anti-héraclitéen et exprime ses réserves à l'égard de la thèse de Cratyle, qu'il vient pourtant d'illustrer avec tant d'éclat et d'interminables exemples :
Socrate : Maintenant prenons garde de nous laisser abuser par cette multitude de noms de même tendance. Sans doute leurs auteurs les ont-ils vraiment établis d'après l'idée que tout est dans un mouvement et un flux perpétuels, car il me semble qu'eux aussi avaient bien cette idée, mais il se peut que les choses se passent autrement, et que ce soit eux-mêmes qui, tombés dans une sorte de tourbillon, y soient confondus et nous y tirent et nous y entraînent avec eux. Considère en effet, admirable Cratyle, une pensée qui me revient souvent comme en rêve. Devons-nous dire qu'il existe quelque chose de beau et de bon en soi et qu'il en est de même pour chaque chose particulière ?Faut-il le dire ou non ?
Cratyle : A mon avis, Socrate, il faut le dire.
Socrate : Examinons donc cette chose en soi, au lieu d'examiner si tel visage ou quelque objet du même genre est beau et si tout cela paraît en proie à l'écoulement. Ce beau en soi n'est-il pas, selon nous, toujours pareil à lui-même ?
Cratyle : Nécessairement .
Socrate : Pourrait-on dire proprement du beau, s'il passe sans cesse, d'abord qu'il est telle chose, puis qu'il est de telle nature ? Ne devrait-il pas, tandis que nous parlons, devenir autre à l'instant, se dérober et ne plus être ce qu'il était ?
Cratyle : Si, nécessairement.
Socrate : Alors, comment une chose qui n'est jamais dans le même état pourrait-elle avoir quelque existence ? Si, à un moment donné, elle s'arrête dans le même état, il est clair que, pendant ce temps-là du moins, elle ne subit aucun changement. Si, au contraire, elle est toujours dans le même état et reste la même, comment pourrait-elle changer ou se mouvoir, alors qu'elle ne sort pas de sa forme ?
Cratyle : Elle ne le pourrait en aucune façon.
Socrate : En outre, elle ne pourrait pas non plus être connue de qui que ce soit ; car au moment où l'on s'en approcherait pour la connaître, elle deviendrait autre et différente, de sorte qu'on ne pourrait plus connaître sa nature ou son état. Il n'y a évidemment pas de connaissance qui connaisse ce qui n'est dans aucun état.
Cratyle : Il en est comme tu dis.
Socrate : Mais on ne peut même pas dire, Cratyle, qu'il y ait connaissance, si tout passe et si rien ne demeure fixe ; car, si cette chose même que nous appelons connaissance ne cesse pas d'être connaissance, alors la connaissance peut subsister toujours, et il y a connaissance. Mais si la forme de la connaissance vient à changer, elle se change en une autre forme que la connaissance, et, du coup, il n'y a plus de connaissance ; et, si elle change toujours, il n'y aura jamais connaissance, et pour la même raison il n'y aura ni sujet qui connaisse ni objet à connaître. Si au contraire le sujet connaissant subsiste toujours, si l'objet connu subsiste, si le beau, si le bien, si chacun des êtres subsiste, je ne vois pas que les choses dont nous parlons en ce moment aient aucune ressemblance avec le flux et le mouvement.

Platon aspire au stable, et non au mouvant. Il cherche la vérité dans la stabilité, pas dans la nouveauté. Que la réalité devienne, qu'elle soit sans cesse neuve, lui semble un problème et non une merveille.


J'aime ce Cratyle, qui surenchérissait sur Héraclite : selon Aristote (dans sa Métaphysique), Cratyle reprochait à Héraclite d'avoir dit qu'il est impossible d'entrer deux fois dans le même fleuve : lui-même en fait retenait qu'il est impossible d'y entrer ne serait-ce qu'une seule fois. Ce qui ne veut pas dire qu'on ne peut pas se baigner, mais que le fleuve n'est pas un seul instant le même : il ne cesse pas d'être nouveau.