Le Cratyle est
un dialogue de Platon qui porte sur la ''justesse des noms''. Socrate
semble d'abord contredire la thèse d'Hermogène, pour
qui les mots sont le résultat d'une convention, et prendre le
parti de l'héraclitéen Cratyle, qui pense que les noms
reflètent l'être des choses, qui s'écoulent sans
cesse.
La lettre r en particulier semble à Socrate être
propre à exprimer le mouvement (il donne l'exemple de rhéin,
couler et rhoè, courant). Pris d'une verve
intarissable, il décline une centaine d'étymologies, la
plupart fantaisistes : noms des dieux, dont Kronos, des héros,
dont Oreste, des astres (la lune), puis concepts abstraits : doxa,
épistémè, hèdonè
(qui a donné hédonisme), hèméra
(éphémère), etc. Le Cratyle est à
sa manière est un petit manuel de grec ancien. Il poursuit
avec phronèsis, la pensée :
Socrate : Par le
chien, je crois que je n'ai pas été un mauvais devin en
imaginant tout à l'heure que ceux qui, dans les temps très
anciens, ont établi les noms étaient absolument dans le
même état d'esprit que la plupart des savants de nos
jours, qui, à force de tourner en rond pour chercher la nature
des êtres, sont pris de vertige et croient alors que ce sont
les choses qui tournent et ne cessent de se mouvoir. Ils ne voient
que c'est de leur disposition intérieure que vient cette
opinion ; ils croient au contraire que ce sont les choses mêmes
qui sont ainsi faites, qu'il n'y a rien en elles de permanent ni de
stable, qu'elles coulent et passent, et que tout est en mouvement et
en génération perpétuelle. En parlant ainsi, je
pense à tous les noms mis en avant tout à l'heure.
Hermogène: Que
veux-tu dire par là Socrate ?
Socrate : Tu n'as
peut-être pas fait attention que c'est absolument sur l'idée
qu'elles se meuvent, s'écoulent et évoluent qu'on a
forgé leurs noms.
Hermogène :
Non, je ne m'en étais pas douté.
Socrate : Eh bien,
pour commencer, le premier nom que nous avons cité repose
entièrement sur l'idée que les chose sont telles.
Hermogène :
Quel nom ?
Socrate : La pensée (phronèsis).
C'est en effet la perception du mouvement et de l'écoulement
(phorâs kaï rhou
noèsis). On pourrait aussi l'entendre par ce
qui aide au mouvement (phôras
onèsis). En tout cas, c'est au mouvement qu'elle se
rapporte. [...] Passons, si tu veux, à ce qu'est noèsis
(l'intelligence) :
c'est le désir du nouveau
(néou hésis).
Or la nouveauté des êtres signifie qu'ils deviennent
sans cesse. L'amour de l'âme pour la nouveauté, voilà
donc ce qu'a voulu désigner celui qui a établi le nom
de néoésis
: car autrefois on ne disait pas noèsis
; au lieu de l'è, il devait y avoir deux é : néoésis
(traduction Chambry, GF). La
traduction Belles Lettres est un peu différente et plus juste
:
Autre exemple :
l'intellection
(noèsis) est en
soi le désir du nouveau
(néou hésis).
Or la nouveauté
des êtres signifie qu'ils sont sans cesse dans le devenir.
C'est à quoi l'âme aspire, comme l'indique l'auteur de
ce nom, néoésis.
Le
dictionnaire Bailly définit hésis: mouvement
vers, désir, et donne précisément cet
exemple du Cratyle. Aspire est la traduction de éphiestai.
Chambry traduit plus loin ce même verbe par s'élancer
vers (quand Socrate examine le mot volonté). C'est
le verbe qui apparaît dans la première phrase de
l'Ethique de Nicomaque d'Aristote et qui est traduit par
tendre vers.
Noèsis,
l'intelligence, ou l'intellection, est donc selon Socrate
l'aspiration de l'âme au nouveau.
De
toutes les étymologies du Cratyle, c'est celle qui me
frappe le plus. L'intelligence y est associée à la
perception du nouveau -bien mieux : au goût pour le nouveau, au
désir du nouveau. Elle implique que l'absence de perception de
la nouveauté et d'appétence pour elle est un défaut
d'intelligence. Etre intelligent, c'est suivre et aimer le
renouvellement incessant du monde. La nostalgie, le goût pour
ce qui est passé, ancien, révolu, la cécité
pour le flux continu de l'être ou la volonté de le fixer
sont le contraire de l'intelligence. Mais
s'il cite Héraclite (Héraclite dit, n'est-ce pas,
que tout passe et que rien ne demeure, et comparant les choses à
un courant d'eau, qu'on ne saurait entrer deux fois dans le même
fleuve), Socrate, ou plutôt Platon, n'est nullement, lui,
un amateur du nouveau, du changeant, du mouvant : il n'y voit qu'un
problème et un obstacle à la connaissance. Dans toute
la fin du dialogue, il se montre anti-héraclitéen et
exprime ses réserves à l'égard de la thèse
de Cratyle, qu'il vient pourtant d'illustrer avec tant d'éclat
et d'interminables exemples :
Socrate : Maintenant
prenons garde de nous laisser abuser par cette multitude de noms de
même tendance. Sans doute leurs auteurs les ont-ils vraiment
établis d'après l'idée que tout est dans un
mouvement et un flux perpétuels, car il me semble qu'eux aussi
avaient bien cette idée, mais il se peut que les choses se
passent autrement, et que ce soit eux-mêmes qui, tombés
dans une sorte de tourbillon, y soient confondus et nous y tirent et
nous y entraînent avec eux. Considère en effet,
admirable Cratyle, une pensée qui me revient souvent comme en
rêve. Devons-nous dire qu'il existe quelque chose de beau et de
bon en soi et qu'il en est de même pour chaque chose
particulière ?Faut-il le dire ou non ?
Cratyle : A mon avis,
Socrate, il faut le dire.
Socrate : Examinons
donc cette chose en soi, au lieu d'examiner si tel visage ou quelque
objet du même genre est beau et si tout cela paraît en
proie à l'écoulement. Ce beau en soi n'est-il pas,
selon nous, toujours pareil à lui-même ?
Cratyle :
Nécessairement .
Socrate : Pourrait-on
dire proprement du beau, s'il passe sans cesse, d'abord qu'il est
telle chose, puis qu'il est de telle nature ? Ne devrait-il pas,
tandis que nous parlons, devenir autre à l'instant, se dérober
et ne plus être ce qu'il était ?
Cratyle : Si,
nécessairement.
Socrate : Alors,
comment une chose qui n'est jamais dans le même état
pourrait-elle avoir quelque existence ? Si, à un moment donné,
elle s'arrête dans le même état, il est clair que,
pendant ce temps-là du moins, elle ne subit aucun changement.
Si, au contraire, elle est toujours dans le même état et
reste la même, comment pourrait-elle changer ou se mouvoir,
alors qu'elle ne sort pas de sa forme ?
Cratyle : Elle ne le
pourrait en aucune façon.
Socrate : En outre,
elle ne pourrait pas non plus être connue de qui que ce soit ;
car au moment où l'on s'en approcherait pour la connaître,
elle deviendrait autre et différente, de sorte qu'on ne
pourrait plus connaître sa nature ou son état. Il n'y a
évidemment pas de connaissance qui connaisse ce qui n'est dans
aucun état.
Cratyle : Il en est
comme tu dis.
Socrate : Mais on ne
peut même pas dire, Cratyle, qu'il y ait connaissance, si tout
passe et si rien ne demeure fixe ; car, si cette chose même que
nous appelons connaissance ne cesse pas d'être connaissance,
alors la connaissance peut subsister toujours, et il y a
connaissance. Mais si la forme de la connaissance vient à
changer, elle se change en une autre forme que la connaissance, et,
du coup, il n'y a plus de connaissance ; et, si elle change toujours,
il n'y aura jamais connaissance, et pour la même raison il n'y
aura ni sujet qui connaisse ni objet à connaître. Si au
contraire le sujet connaissant subsiste toujours, si l'objet connu
subsiste, si le beau, si le bien, si chacun des êtres subsiste,
je ne vois pas que les choses dont nous parlons en ce moment aient
aucune ressemblance avec le flux et le mouvement.
Platon
aspire au stable, et non au mouvant. Il cherche la vérité
dans la stabilité, pas dans la nouveauté. Que la
réalité devienne, qu'elle soit sans cesse neuve, lui
semble un problème et non une merveille.
J'aime
ce Cratyle, qui surenchérissait sur Héraclite : selon
Aristote (dans sa Métaphysique), Cratyle reprochait
à Héraclite d'avoir dit qu'il est impossible d'entrer
deux fois dans le même fleuve : lui-même en fait retenait
qu'il est impossible d'y entrer ne serait-ce qu'une seule fois.
Ce qui ne veut pas dire qu'on ne peut pas se baigner, mais que le
fleuve n'est pas un seul instant le même : il ne cesse
pas d'être nouveau.
